Blog • Non, l’accord entre la Grèce et la Macédoine n’est pas une bonne nouvelle pour les Balkans

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C.Altam, « Un Parisien à Salonique », 1918

Nous aurions, paraît-il, vécu, vendredi 25 janvier, une journée « historique ». Ce jour-là, la Vouli, le Parlement grec, a en effet ratifié l’accord de Prespa, conclu le 16 juin 2018 entre les Premiers ministres Tsipras et Zaev, soldant ainsi un contentieux vieux de plus d’un quart de siècle entre la Grèce et son voisin septentrional, qui sera désormais nommé « Macédoine du Nord ». On ne peut que se réjouir de voir ainsi disparaître l’un des plus vieux serpents de mer des Balkans, qui venait régulièrement encombrer l’actualité politique de la région. Plusieurs questions se posent néanmoins : quelles avancées concrètes la conclusion de cet accord va-t-elle induire ? Quels bénéfices vont en tirer les citoyens grecs et macédoniens ? Quelles seront les conséquences pour la région ? Mais aussi, et peut-être surtout, comment cet accord a-t-il été arraché ?

C’est là, en effet, que le bât blesse le plus. Autant que l’on puisse en juger, les opinions publiques des deux pays, pour de bonnes ou plus certainement de mauvaises raisons, étaient majoritairement hostiles à cet accord. En Grèce, d’énormes manifestations ont été organisées pour le dénoncer, tandis que le référendum convoqué en Macédoine le 30 septembre n’a pas été couronné de succès. Certes, le « oui » l’a emporté largement avec 91,3% des suffrages exprimés, mais la participation n’a été que de 36,27% des inscrits. Or, une règle garantie par la Constitution stipule que la participation doit être d’au moins 50% des inscrits plus un pour qu’un référendum soit valide. Aucune argutie n’est valable, notamment pas le fait que le référendum n’aurait eu qu’une valeur « consultative » : l’existence de règles unanimement admises qu’il convient de respecter est un principe essentiel de la démocratie représentative.

Après ce désaveu, il aurait donc fallu remettre l’ouvrage sur le tapis. Zoran Zaev aurait pu démissionner, provoquant de nouvelles élections au cours desquelles il aurait défendu son projet politique : la conclusion de l’accord avec la Grèce afin de relancer le processus d’intégration du pays à l’Otan et à l’UE… Mais il n’était pas question de prendre ce genre de risques. Plutôt que de respecter la Constitution et de s’en remettre au verdict des urnes, le Premier ministre a préféré débaucher les quelques députés de l’opposition nécessaires pour lui assurer une majorité. Tout a été fait : amnistie d’élus condamnés pour des faits de violence dans l’enceinte parlementaire, pressions directes sur la justice en violation flagrante du principe de séparation des pouvoirs, et enfin « fuite » négociée de l’ancien Premier ministre Nikola Gruevski en Hongrie, alors même que celui-ci faisait l’objet d’un mandat d’arrêt. Pour de telles violations flagrantes de l’ordre légal et constitutionnel, il fallait bien une situation d’urgence… La Macédoine était-elle en danger ? Non, bien sûr que non, mais Zoran Zaev avait reçu la consigne de ses « amis » et protecteurs occidentaux de tout faire pour que l’accord soit validé.

Pour se rapprocher de l’Union européenne, la Macédoine devait-elle sacrifier les principes fondamentaux de la démocratie représentative, de la séparation des pouvoirs et de l’Etat de droit ?

La fin justifie-t-elle tous les moyens ? Peut-on sérieusement accepter l’idée que, pour se rapprocher de l’Union européenne, la Macédoine devait délibérément sacrifier les principes fondamentaux de la démocratie représentative, de la séparation des pouvoirs et de l’Etat de droit ? Non, bien sûr que non, et en agissant de la sorte, le gouvernement Zaev a contribué de manière dramatique à discréditer les principes et les belles idées qu’il se plaisait à agiter, justement comme celles de démocratie. Dans des Balkans où les citoyens sont trop habitués à la passivité politique, démonstration a été faite que leur avis ne comptait pas, que leur sort serait décidé par plus puissant qu’eux, par plus puissant que leurs petits Etats, que leurs petites républiques bananières, que celles-ci soient dirigées par le SDSM ou le VMRO-DPMNE.

La situation n’est guère différente en Grèce où le gouvernement Tsipras a aussi usé de tous les artifices pour débaucher quelques députés et faire face à la défection de plusieurs de ses alliés, comme les ministres des Affaires étrangères et de la Défense qui ont tous deux claqué la porte du gouvernement. Les citoyens grecs avaient manifesté contre l’accord, et sûrement pour des mauvaises raisons, reprenant les vieilles antiennes du nationalisme le plus haineux, mais qu’en conclure ? Si le peuple se trompe, ses dirigeants « éclairés » auraient-ils le droit de lui imposer ce qui serait bon pour lui ? A ce compte, c’est la démocratie qu’il convient d’abolir pour la remplacer par un autre système. Lorsque ce même gouvernement Tsipras tentait encore de résister aux mesures d’austérité imposées par le dogme idéologique néo-libéral, en janvier 2015, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker avait lancé : « il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». On ne peut mieux reconnaître le fossé qui ne cesse de s’élargir entre le projet européen et ce qui est supposé le fonder, à savoir l’exigence démocratique.

Spéculer sur une date d’adhésion de la Macédoine à l’UE revient à parier sur l’alignement de Mars et de Saturne au cours des cinquante prochaines années.

Mais pourquoi donc un tel acharnement à conclure à tout prix et au plus vite cet accord ? Que va-t-il apporter à la Macédoine du Nord ? Les portes de l’Otan et de l’Union européennes vont désormais s’ouvrir à elle, clame-t-on avec enthousiasme… Il convient de revenir à un peu plus de réalisme. L’intégration européenne de la Macédoine du Nord n’a aucune chance de se concrétiser avant de nombreuses années, et spéculer sur une possible date d’adhésion reviendrait à parier sur l’alignement de Mars et de Saturne au cours des cinquante prochaines années. Rappelons que le pays a le statut officiel de candidat depuis décembre 2005, mais n’a fait aucun pas en avant depuis cette date. Malgré l’accord de Prespa et son nouveau nom, rien, absolument rien ne garantit qu’il avancera plus vite au cours des quatorze prochaines années.

Par contre, oui, cela est certain, la Macédoine va très vite rejoindre l’Otan. Et c’est pour cette raison, seulement pour celle-ci, que les diplomaties occidentales ont fait tant de pressions pour que l’accord soit signé. Oh, rassurons-nous, l’enjeu n’est pas d’envoyer davantage de soldats septentriono-macédoniens à travers le monde, mais simplement de parachever le « verrouillage » sécuritaire des Balkans. Il ne s’agit pas non plus de faire face à une hypothétique « menace russe ». Non, le Vardar coule bien loin des eaux contestées du détroit de Kertch… Il faut intégrer la Macédoine dans l’Otan pour « sanctuariser » les frontières du pays et limiter ainsi le périmètre de la « question albanaise ».

Pour les stratèges de l’Alliance atlantique, l’hypothèse d’une réunification des « terres albanaises des Balkans » représente le dernier véritable défi à la sécurité régionale. En intégrant la Macédoine du Nord à l’Otan, on rend ses frontières inviolables, en ne laissant ouvert qu’un seul débouché aux aspirations unificatrices albanaises : la réunion de l’Albanie et du Kosovo, ce dernier éventuellement amputé de sa région septentrionale mais enrichi de quelques villages arrachés à la Serbie dans la Vallée de Preševo… Après l’adhésion du Monténégro en 2017, celle de la Macédoine du nord permettra à l’Alliance atlantique de tenir deux verrous essentiels. Seuls la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo et la Serbie demeureront encore hors de l’Alliance, mais sûrement pas pour longtemps, même si la Serbie constituera toujours un cas sui generis.

Aujourd’hui, l’approche occidentale des Balkans n’est plus politique, elle est purement sécuritaire.

Comme l’annoncent ouvertement nombre d’analystes, de think-tankeurs et autres spin doctors, « l’exemple » la Macédoine du Nord et de la Grèce doit servir à hâter la résolution des problèmes de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. En clair, après vingt ans de coûteuse inaction, la « communauté internationale » change de logiciel et décide de résoudre aux forceps les dossiers bloqués. Pourquoi pas ?

Oui, pourquoi pas ? Si ce nouvel interventionnisme pouvait améliorer la catastrophique situation économique de tous les pays de la région, pallier à la faillite de l’État de droit… Pourquoi pas ? Le problème, c’est qu’il n’est pas question de cela. Aujourd’hui, l’approche occidentale des Balkans n’est plus politique, elle est purement sécuritaire. Pour répondre à cet ultime brûlot que représenterait la question albanaise, il conviendrait de changer les frontières, d’échanger des territoires, afin de créer des États « ethniquement purs », réalisant ainsi le rêve séculaire de tous les nationalistes de la région.

Le but n’est bien sûr pas de favoriser le développement démocratique, mais d’avoir des États policiers plus fonctionnels, et donc mieux à même de défendre les frontières extérieures de l’Union européenne face à l’autre « grande menace », celle des migrants qui vont continuer à se presser vers les Balkans, espérant rejoindre l’Europe occidentale.

Dans les années 2000, l’Union européenne insistait sur l’exigence de « stabilité », nécessaire pour permettre des progrès économiques et démocratiques, eux-mêmes indispensables à l’intégration de la région. Il n’est plus question de cela, car tout objectif démocratique a été abandonné. L’approche internationale des Balkans ne repose plus que sur des enjeux sécuritaires.

PS : une victoire contre le nationalisme ? Nombre de commentateurs ont tenu à féliciter Zoran Zaev et Alexis Tsipras pour la victoire qu’ils auraient remporté contre des opinions publiques nationalistes. Notons tout de même que personne n’a jamais constaté d’hostilité particulière entre citoyens hellènes et macédoniens-du-nord. Au contraire, avant la crise de 2008, les entreprises grecques étaient les bienvenues dans la « FYROM » de l’époque, tandis que les touristes slavo-macédoniens envahissent chaque été les plages de Chalcidique... Le nationalisme et la haine de l’autre ne sont nullement portés par les deux peuples, ce sont seulement des opinion makers - politiciens, intellectuels, dirigeants religieux, etc. – qui parviennent, régulièrement, à exciter et exploiter ce genre de sentiments. Et la séparation des populations elle-même est largement le résultat des expulsions de 1948, à la fin de la guerre civile grecque. Elles sont donc une conséquence directe du heurt des « grandes puissances » pour le contrôle de la Grèce et du début de la Guerre froide.