Blog • Luan Rama sur les traces des Arvanites d’antan

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Un voyage amoureux en Grèce, doublé d’une reconstitution de l’univers des Arvanites tel qu’il ressort des écrits des voyageurs européens du XIXe siècle : Pouqueville et le colonel Leake, Henri Belle et Henry Holland, Byron et Louis Dupré...

Danse albanaises

Journaliste, cinéaste et diplomate albanais, Luan Rama est l’auteur de nombreux ouvrages publiés en français depuis son installation dans ce pays. Le dernier en date, (En Grèce avec les Arvanites, Paris, Editions Les livres Rama, 2018, 322 p.), est consacré, comme son titre l’indique, aux Arvanites, soit, pour faire vite aux habitants de Grèce connus sous ce nom qui veut dire Albanais en grec, de confession chrétienne (grecque orthodoxe), installés depuis longtemps dans ce pays et dont ceux qui ont conservé leur langue se sont fait de plus en plus rares ces derniers temps. Il soulève ici une question qui pèse lourdement sur les rapports entre les Grecs et les Albanais. Cette question, taboue surtout en Grèce, ressort clairement du constat suivant :

« Ce lien très puissant entre les deux peuples avait aussi été constaté par le géographe et cartographe français Guillaume Lejean, qui avait parcouru les Balkans et visité la Grèce et l’Albanie. Dans la revue française Le tour du Monde, il avait conclu : ‘Le sang albanais s’est tant mêlé à celui des Hellènes’. A ce moment de l’histoire, une telle déclaration de Lejean ou d’autres historiens paraissait tout à fait normale et réaliste, et n’était jamais contestée par les personnalités de l’époque, parce que les Arvanites étaient présents sur la scène politique grecque. Mais aujourd’hui, avec le lourd poids de l’histoire chargée de guerres et d’hégémonisme, un tel propos peut être considéré comme un sacrilège, et sans doute plus pour les Grecs que pour les Albanais. » (p. 233).

Ne voulant pas en rester là, Luan Rama se lance dans un véritable voyage amoureux en Grèce, raconte ses affinités avec ses habitants, les liens qu’il a noués au cours de sa vie avec des cinéastes et écrivains grecs réputés ou encore, par exemple, avec des voisins grecs au cours de sa jeunesse en Albanie. Mais ce voyage c’est aussi et surtout l’occasion pour lui de faire revivre les Arvanites tels que décrits par les voyageurs occidentaux notamment au XIXe siècle : Pouqueville et le Colonel Leake, Henri Belle et Henry Holland, Byron et Louis Dupré, etc.

Le récit commence en Thesprotia dite aussi « Albanie ancienne », la Tchamourie (Camëria), cette région du sud de l’Albanie actuelle devenue grecque en 1913 et dont les habitants albanais, les Tchamidès en grec, de confession musulmane, ont été expulsés vers l’Albanie après la Seconde Guerre mondiale. La mère de Loan Rama en faisait partie, puisqu’elle y est née. Son drame est évoqué avec pudeur, mais très brièvement, l’essentiel du livre étant consacré aux Arvanites tels qu’ils ont été consacrés par l’histoire. Il n’est guerre question en revanche des Arvanites de nos jours. En effet, comme dans le cas des Aroumains, il n’est question de leurs particularités dans la Grèce de nos jours que pour rappeler leur fidélité à l’hellénisme et leur appartenance à l’Eglise orthodoxe.

Un Castriota à Spezzai et Alexandre Dumas

Plutôt que de tenter de résumer le récit auquel nous convie l’auteur, ce qui serait impossible, je me contenterai de mettre en lumière et d’illustrer ce qui m’apparaît comme un véritable exploit de cet auteur.

En effet, par moments, certains chapitres du livre s’apparentent au script d’un film qui nous fait traverser les pays et le temps en nous tenant en haleine par des rebondissements dont on ne sait plus très bien s’ils relèvent de l’Histoire, de la littérature ou de l’imagination du narrateur, c’est-à-dire de l’auteur lui-même. Voici, à titre d’exemple, une de ces séquences qui se déroule aux pages 124-131. A Spezzai, l’île de Hydre, notre auteur tombe sur une plaque de marbre apposée à une maison-restaurant en bord de mer portant l’inscription suivante : Yoannis Castriota, archonte, 1800. Aucun Albanais ne devrait rester indifférent devant ce nom, nous avertit-il. Aussi, désireux d’en savoir plus sur ce Yoannis, Gjon en albanais, qui aurait conservé le nom du fameux Skanderbeg, né Georges Castriota, il s’adresse à l’employé de maison qui lui demande de revenir en fin de semaine quand son patron sera de retour. Mais il doit quitter précipitamment l’île. Ce n’est donc qu’à Paris qu’il pourra plonger dans des livres et des archives pour éclaircir le mystère, ce qui l’entraînera sur les traces des initiatives politiques intempestives de Dumas père pendant ses années garibaldiennes, au tout début des années 1860. Déçu par le manque de reconnaissance des Napolitains pour le soutien qu’il venait d’apporter à Garibaldi et à son combat pour l’unification de l’Italie, le romancier répond avec enthousiasme à la requête d’une « junte grecque-albanaise » de Londres qui lui demande de se mettre à la tête de leur mouvement pour la libération de l’Albanie, de l’Epire, de la Thessalie et de la Macédoine. « Nous Albanais, nous avons perdu notre patience, nous sommes fatigués des discussions diplomatiques… Nous nous insurgeons… », lit-on dans un mémorandum rédigé par Dumas lui-même au nom des insurgés.

Le descendant de l’illustre Georges Castriota Scanderbeg entre en scène suite à cet appel. Après avoir rappelé au romancier son envie de venger le sang des Paléologues, de Hunyadi, des Botzaris…, le prince Castriota se fait plus précis dans une lettre envoyée en janvier 1863 depuis Londres : « Naples est la première étape naturelle de notre union. C’est pour cela qu’il faut créer un Comité international pour notre cause. Pour cela nous avons préparé la liste avec les noms de papas Nestor Patti, un Greco-Albanais, de Giuseppe Martini, un prêtre gréco-albanais, d’Antonio Gradinone… » Cependant, au bout d’un moment, de guerre lasse, Dumas finit par jeter l’éponge, et rentrer à Paris avec son amante, la belle chanteuse espagnole, la soprano Fanny Gardosa.

Ce fut une « histoire rocambolesque qui échoua », conclut Luan Rama sans chercher à trancher sur la question de savoir « si ce Castriota était une fripouille comme disaient la police et les sbires napolitains ou plutôt un vrai gentleman, un patriote, un descendant du grand Scanderbeg ». Ceci ne l’empêche pas d’investir un tout autre registre, en rappelant le contexte de l’époque marqué par la destitution du roi Othon, l’hostilité du peuple grec vis-à-vis de l’intronisation d’un monarque étranger, les réticences de l’Europe pour soutenir la Grèce dans son inévitable confrontation avec la Turquie. Pour l’Etat grec, dans lequel les Arvanites étaient bien placés, l’alliance avec l’Albanie pouvait représenter un espoir. En effet, Garibaldi avait en quelque sorte donné l’exemple en combattant pour l’unification de l’Italie, suggère, en diplomate aguerri, Luan Rama, ancien ambassadeur d’Albanie en France entre 1997 et 2001.