Blog • Russie : Staline plus fort que la peste

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Ce n’était que la peste, de Ludmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, éditions Gallimard, 2021.

CC Larry Stauffer, Oregon State Public Health Laboratory

Un biologiste, Rudolf Mayer, travaille à un vaccin contre la peste quand un coup de téléphone impromptu dans son laboratoire le sommant de gagner Moscou, à près d’un millier de kilomètres de là, lui fait commettre une petite imprudence. Il ne sait pas encore qu’il vient d’être contaminé par une souche hautement virulente de la maladie.

Il va mourir bientôt en présentant tous les symptômes de l’épouvantable mal. Les autorités devinent vite ce qu’il en est et se mobilisent. Il s’agit de retrouver au plus vite la trace des dizaines de personnes qui ont croisé Mayer lors de son voyage en train vers Moscou et ensuite dans la capitale.

Les formidables moyens du NKVD, la police politique de Staline, sont déployés. Nous sommes en 1939. Les grandes purges de 1936 ne sont pas loin et la population vit encore dans la hantise de l’arrestation. Les personnes suspectes s’attendent au pire lorsqu’on vient frapper à leur porte et ne comprennent pas l’attitude presque bonhomme des services secrets, d’ordinaire bien plus expéditifs.

Rapides, efficaces, les forces de sécurité interpellent plus de 80 personnes, à Moscou et en province et sont mises en quarantaine. Il s’agit officiellement de combattre une épidémie d’influenza.

Ce n’était que la peste est inspiré d’une histoire vraie. Les lecteurs fidèles de Ludmila Oulitskaïa découvriront ici un texte sensiblement différent de ceux qu’ils ont appris à découvrir et admirer au fil des années avec l’auteure du Chapiteau vert ou de Sonietchka. Le livre fait quelque 150 pages et s’apparente clairement à un scénario de film. Des scènes brèves se succèdent, campant différents personnages bien typés, anonymes ou importants. C’est parfois amusant, souvent tragique quand on connaît le contexte de l’époque.

Le texte devait effectivement servir pour un film qui n’a finalement pas vu le jour. Il remonte à 1988 et Ludmila Oulitskaïa l’avait remisé depuis dans un tiroir. Sa parution en ces temps de Covid semblait évidente. Cet ouvrage vaut aujourd’hui à son auteure des accusations de plagiat.

La peste au temps de la peste.

L’une des scènes les plus réussies du livre montre l’incrédulité d’un « Personnage Haut Placé » à l’accent géorgien, qui n’est jamais nommé mais qui est sans doute Staline ou Béria, le chef du NKVD, quand on lui annonce le danger que représente la propagation de l’épidémie. Sûr de lui et de son pouvoir illimité, il ne raisonne tout d’abord qu’en termes de « sabotage » ou de « liquidation ». « Il s’agit d’une quarantaine, pas d’une liquidation », lui répond timidement son interlocuteur. Mais le despote est aussi peut-être secrètement ébranlé par une éventuelle déstabilisation de son pouvoir, lorsqu’on lui annonce l’ampleur des chiffres des victimes des grandes épidémies de peste de l’Histoire. L’URSS est à la veille de la seconde guerre mondiale.

« Si surprenant que cela puisse paraître, les organes de la sécurité d’État se sont avérés plus forts que les forces maléfiques de la nature. Cela donne à réfléchir », écrit dans une postface Ludmila Oulitskaïa, qui est connue pour ses prises de position libérales dans la Russie de Vladimir Poutine.

Le livre, ajoute-t-elle, parle « de la peste au temps de la peste ». La peste créée par les hommes et celle provoquée par la nature. Quel fléau est le pire ? Ce n’est pas l’épidémie, souligne Ludmila Oulitskaïa dans la postface.

L’auteure traduit cette conviction dans une petite scène à l’humour terrifiant à la fin du livre. Une femme bouleversée tombe dans les bras de son mari qu’elle croyait disparu à tout jamais au Goulag après son interpellation. Il a ces mots qui disent tout pour la rassurer : « c’était la peste, Dina. C’était juste la peste ! »