Blog • Prix Russophonie : deux lauréats, traducteurs inspirés des lettres russes

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Dersou Ouzala, dans le film d’Akira Kurosawa (1975)

Le quinzième Prix Russophonie, récompensant la meilleure traduction du russe vers le français, a été attribué samedi à Paris au traducteur et écrivain français Yves Gauthier, pour la première traduction intégrale de Dersou Ouzala, de l’explorateur des confins sibériens Vladimir Arseniev (Editions Transboréal, 2021), ainsi qu’à Andreï Vieru, pour sa traduction du Le visiteur de marbre et autres oeuvres théâtrales d’Alexandre Pouchkine (Editions Vendémiaire, 2021).
C’est la première fois que le jury, composé de traducteurs, slavistes et écrivains, retient deux lauréats, tant le choix était difficile à faire, a expliqué la directrice du Prix Russophonie, Christine Mestre, lors de la cérémonie d’attribution du Prix à la Mairie du cinquième arrondissement de Paris, à l’occasion de la treizième édition des Journées du livre russe, organisée par l’association France-Oural.

Il existait déjà une traduction en français de Dersou Ouzala, mais tronquée. Les censeurs soviétiques étaient aussi passés par là pour dénaturer l’oeuvre de Vladimir Arseniev (1872-1930), dont on fête cette année le cent-cinquantième anniversaire de la naissance. Cette édition complète n’aurait pas été rendue possible sans les recherches et la passion de spécialistes tel que Amir Khisamoutdinov, de Vladivostock, qui s’est penché des années durant sur l’oeuvre du grand explorateur. Cette édition a enfin été sauvée de l’oubli par le rôle déterminant de la femme d’Arseniev, Margarita, qui s’est efforcée de préserver les écrits de son mari, ce qui lui a valu le peloton d’exécution en 1938.

Yves Gauthier sait parler comme personne de ce livre de plus de 700 pages et de son histoire, comme de tous les livres qu’il a traduits ou écrits.

« Un chasseur des premiers matins du monde »

« C’est un livre immense. On peut le lire comme un western sibérien, comme un livre d’aventures, comme une oeuvre historique, un texte de ’nature writing’ (récit sur la nature), un livre de botanique, de géologie, d’ethnographie, de folklore... Il y a plusieurs étages à ce livre ».

Mais c’est bien sûr, poursuit Yves Gauthier, une extraordinaire histoire d’amitié entre un "Européen, un humaniste, et un chasseur animiste des premiers matins du monde. C’est une amitié sublimée, idéalisée. C’est l’ami idéal".
L’histoire de ces deux hommes si différents confrontés aux dangers et aux beautés de la Sibérie a été adaptée à l’écran par le grand cinéaste japonais Akira Kurosawa (Dersou Ouzala, 1975).

« C’est un livre qui a souffert de ses coupures, qui saignait de ses coupures » et Margarita Arsenieva, née dans une famille française vivant en Suisse, a « été fusillée pour défendre l’oeuvre de son mari ».

« Il y avait un devoir de réparation », poursuit l’infatigable Yves Gauthier, qui se souvient comment la passion de la Russie lui est venue dès ses jeunes années. Né en 1960, il ne rêvait, comme beaucoup d’adolescents, que de voyages pour découvrir le vaste monde. « J’ai commencé par la Russie. Je ne suis jamais allé plus loin », résume-t-il en souriant. On lui doit aujourd’hui plus d’une cinquantaine de traductions (citons pour mémoire le fameux Ermites de la taïga de Vassili Peskov, 1992) mais aussi quelques romans (tel que Souvenez-vous du gelé, un grognard prisonnier des Russes, 2017).

Les beautés de la littérature russe et de sa culture, l’attrait qu’elles suscitent, étaient à l’honneur lors de cette journée.

Le rythme de Pouchkine

Andreï Vieru, né en 1958 à Bucarest et dont le français est la langue d’adoption, a aussitôt salué en recevant son prix, la mémoire de sa grand-mère qui lui récitait, enfant, des poésies de Pouchkine et qui lui a fait découvrir pour la première fois la prodigieuse musicalité et luminosité du grand poète russe.
« Je me suis fixé comme tâche de garder la musicalité et le rythme de Pouchkine et de le traduire dans un français d’époque », à savoir celui de la fin du 18-ème siècle.

Il réunit dans Le visiteur de marbre et autres oeuvres théâtrales six pièces du grand écrivain russe et signe une postface où il s’explique sur sa méthode de travail et les pièges de la traduction.

Une traduction doit être un équilibre, estime Elena Balzamo, traductrice et écrivaine, membre du jury du prix Russophonie. « Il faut éviter le pastiche et en même temps donner le parfum de l’époque ».

Toute la journée a été riche d’évocations des mille difficultés et subtilités de la traduction d’une langue à une autre, donnant lieu souvent à des échange stimulants. La traduction est un véritable travail d’écrivain.
Et l’actualité lourde des tensions internationales actuelles n’a pas manqué d’être évoquée, l’écrivain Mikhaïl Chichkine souhaitant que la culture et les passerelles qu’elles permettent pourront éviter l’irréparable.

Le deuxième acte 2022 des Journées du livre russe aura lieu en octobre prochain.