BLOG • Souvenez-vous du Gelé. Un grognard prisonnier des Russes (ed. Transboréal), par Yves Gauthier

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Bivouac de nuit de l’armée de Napoléon lors de la retraite de Russie en 1812, par Vasily Vereshchagin
© Wikipedia

Nous conservons tous des souvenirs scolaires accompagnés d’images fortes de l’épopée napoléonienne, où figurent en bonne place la retraite de Russie et la fameuse traversée de la Bérézina dans des conditions effroyables, l’hiver de 1812, par la Grande Armée, harcelée par les troupes du maréchal Koutouzov. Autant d’images célèbres annonciatrices du crépuscule de l’Empire. Mais qui d’entre nous s’est demandé de ce qu’il est advenu des grognards faits prisonniers par les Russes et dont les destins restent à ce jour largement méconnus ?

Les chiffres sont terribles : on évalue à 110 000 au moins le nombre de ces prisonniers dont 60 000 périrent dès le début de 1813. De nombreux grognards échappèrent toutefois à l’hécatombe. C’est l’extraordinaire destin de l’un d’entre eux, le normand Nicolas Savin, que nous relate Yves Gauthier, fin connaisseur de la Russie et infatigable traducteur d’écrivains russes contemporains, dans Souvenez-vous du gelé, un titre inspiré d’une phrase de Stendhal sur la retraite de Russie.

Voilà un livre à la forme profondément originale, à la fois récit romancé d’une vie enveloppée de mystères et recherche historique sur cette « espèce de colonel Chabert jamais revenu », comme le résume l’auteur.

Car Nicolas Savin a bel et bien existé. Une plaque a été inaugurée il y a une vingtaine d’années en sa mémoire à Saratov, sur les bords de la Volga, ces confins de la Russie tournés vers les steppes de l’Asie, où l’homme est mort en 1894, 88 ans après la Bérézina. On dispose d’une photo de lui, prise en 1888, vieillard à l’abondante barbe blanche, au nez proéminent, le regard perdu dans ses souvenirs. Totalement russifié d’apparence, il ressemble à un marchand ou un moujik aisé de l’époque.

A sa mort, celui qui est devenu Nicolas Andreïevitch Savin est une célébrité locale et va le devenir bientôt en France. Un historien russe, enthousiasmé par les récits du vieil homme, a beaucoup fait pour cela. Notre ancien grognard représente en effet à lui seul toute une page d’Histoire et plonge ses contemporains dans un passé fabuleux. Nicolas Savin explique volontiers avoir suivi l’empereur depuis l’Egypte, avoir participé à la plupart de ses campagnes jusqu’à Moscou, avoir été fait prisonnier en Espagne avant de s’évader. Il assure même avoir été pendant la Révolution l’élève du peintre David, lui qui charmait les habitants de Saratov par l’habileté de ses dessins. On colporte et répète ses exploits, on parle pour lui. La légende grandit. L’émotion est générale à son décès. Cette disparition tombe bien de surcroît, si l’on ose dire, car la France et la Russie célèbrent l’Alliance entre les deux pays.

Le parcours de l’ancien grognard est tellement exceptionnel que Russes et Français ne semblent d’abord guère s’interroger sur son âge tout de même hors du commun à sa mort, 126 ans ! Nicolas Savin déclarait en effet être né à Rouen en 1768, sous le règne de Louis XV. Mais on n’en avait cure. L’histoire n’en devenait que plus belle, celle d’une vie commencée sous l’ancien Régime encore sûr de lui et qui s’achevait sous la IIIe République. Le doute s’installe toutefois bientôt. Des articles de presse font part d’un fort scepticisme.

Alors, qui était Nicolas Savin ? Un mystificateur, un « charlatan », un « romancier de lui-même » ?

On ne dévoilera pas la vérité pour tenir en haleine le lecteur mais la réalité prouve une fois encore qu’elle peut être plus forte et bouleversante que la fiction. Et on doit saluer Yves Gauthier pour avoir reconstitué le parcours de cet homme à l’issue de longues recherches menées avec l’aide de l’historien russe Victor Totfalushin. L’auteur nous raconte son enquête dans les archives françaises et russes, les impasses et déconvenues rencontrées puis les soudaines éclaircies. Et c’est captivant ! On referme le volume, l’esprit rêveur, devant le destin de cet authentique soldat de Napoléon balloté par l’Histoire, comme il y en a eu tant, et mort tout de même centenaire .

Souvenez-vous du gelé, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, évoque le sort oublié de ces grognards restés en Russie où, après avoir dû prêter serment à l’Empereur de Russie, ont pu devenir précepteurs dans des familles aristocratiques où les adultes pratiquaient un « français délicieux », professeurs d’escrime ou de dessin, ou encore simples marchands. Beaucoup y firent souche et finirent leurs jours complètement russifiés dans l’immensité du pays. C’est ainsi qu’il existe en Russie des Santobov pour Sainte-Beuve, Arjonov pour Argent, Jandrov pour Gendre, Favrine pour Favre.

D’autres sont revenus en France, mais certains n’ont pas eu cette chance, comme notre Nicolas Savin. Plusieurs chapitres du livre s’ouvrent sur d’émouvantes citations : des témoins, « rares étaient les maisons de la noblesse, à cette époque, qui n’entretenaient pas de prisonnier français (…) Nous aussi avions le nôtre », écrit l’un d’eux, des extraits administratifs ou de travaux historiques. L’historien Vladlen Sirotkine rappelle que d’anciens soldats de Napoléon tentèrent de s’évader par l’Asie centrale « mais, en général, les malheureux, tombaient dans les mains des nomades qui les revendaient à la foire aux esclaves de Boukhara (en 1820, les autorités russes découvrirent l’un de ces esclaves, l’officier Morellier, dans l’émirat de Boukhara) ».

Nicolas Savin a essayé de revenir en France mais sa demande, en 1834, n’a pas abouti. Il ne reverra jamais sa Normandie natale et terminera sa vie à Saratov comme paisible précepteur cultivant son jardin. Yves Gauthier a eu entre les mains les dessins et croquis de l’ancien grognard. Il nous dit son émotion en feuilletant ces « brouillons, notes ou cahiers salis par le temps ». « L’une des aquarelles les plus réussies (…) est une image confondante de nostalgie. Une vue primitive de sa Normandie. On y voit des lavandières battre le linge à la rivière (…) Une église au toit bordeaux surgit plus loin d’un riant bocage, près d’une maison villageoise. Les couleurs, chaudes et osées, respirent ».