Blog • L’amour des petites gens, toujours, et la mort : le dernier Oulitskaïa

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Le corps de l’âme, de Ludmila Oulitskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, éditions Gallimard, 2022.

Ludmila Oulitskaïa, sans doute l’écrivain russe le plus lu dans le monde actuellement, revient dans un dernier recueil de nouvelles, Le corps de l’âme, sur les petites gens qu’elle a su évoquer avec tant de talents et d’humanité tout au long de son oeuvre, et aborde, sereine, le thème de la mort, semblable à un apaisement coloré vers l’inconnu.

Deux poèmes, onze nouvelles, la forme de récit qu’elle dit privilégier désormais au roman, le charme de Ludmila Oulitskaïa, 79 ans, agit de nouveau avec force dans des textes où plane l’ombre de la fin. « J’entre dans l’épisode final/Et peu importe qu’il soit suave ou aigre/Il se coule dans le sens ultime (...) Le rideau tombe. Un cabinet noir/Il y a quelqu’un ici ? Ou il n’y a personne ? », écrit-elle dans l’un des poèmes. Le corps de l’âme est traduit par Sophie Benech, la fidèle traductrice d’Oulitskaïa depuis de nombreuses années.

Plusieurs des personnages rendent leur dernier soupir dans une sorte d’élan panthéiste. Le mot de Dieu n’est pas prononcé. Règnent alors la bienveillance et la lumière, le merveilleux qui est plutôt nouveau chez Oulitskaïa. Ainsi, Kogan (L’autopsie), qui meurt dans son sommeil, est accueilli par « une petite musique lumineuse qui résonnait tout doucement (...) Il n’y avait pas le moindre soupçon de surnaturel là-dedans. C’était d’une réalité convaincante ».

Ou encore Nadiejda Guéorguievna (Le serpentin), « la bibliographe de l’ancien temps, d’avant l’informatique ». Difficile d’imaginer que Ludmila Oulitskaïa n’ait pas éprouvé une tendresse toute particulière pour ce personnage amoureux des livres, à la mémoire infaillible, et qui perd progressivement toutes ses facultés mentales à la fin de sa vie, au grand désespoir des siens. La mort sera pour elle aussi une libération et une révélation. « Tout ce qu’elle avait appris dans les livres, depuis le manuel scolaire de grammaire jusqu’au choix de textes sur l’histoire de l’Antiquité, depuis la démonstration du théorème de Pythagore jusqu’à la structure des phloèmes, tout cela n’était qu’une petite partie de l’espace qui s’ouvrait à elle. Ce chaos intelligent l’invitait à la rejoindre, il avait besoin d’elle (...) Ce monde resplendissant n’avait pas de frontières. Il avançait, se déployait, s’amplifiait et tournoyait comme une route qui serpente. »

En paix avec elle-même

La bouleversante histoire enfin de Tolik (Un homme dans un paysage de montagnes), un esprit candide qui s’affirme, déjouant tous les pronostics, grâce à la photographie, le moyen d’expression artistique qui l’attendait, et dont le corps se volatilise mystérieusement.

Ludmila Oulitskaïa ne semble pas craindre la mort. On la devine en paix avec elle-même, après une vie de travail particulièrement féconde, mais aussi les épreuves, la maladie, un pays que l’on quitte avec la guerre en Ukraine. Opposante à Vladimir Poutine, Ludmila Oulitskaïa vit aujourd’hui à Berlin. « Mais quelle veine j’ai eue, et quelle veine j’ai encore », écrit-elle dans le même poème.

L’une des richesses des textes d’Oulitskaïa est d’évoquer des mondes totalement différents que le lecteur sait dater tout de suite, celui des années soviétiques qui la fit connaître et dont elle parle si bien, avec ces êtres modestes et dignes face aux obstacles multiples du quotidien. « Ce qui plut le plus à Lilia chez lui, ce fut ses lunettes, on n’en fabriquait pas des comme ça chez nous » (L’étrangère). Et puis, il y a la Russie d’aujourd’hui, un autre monde, où l’on franchit allègrement les frontières, comme ces deux femmes amoureuses vivant à Chypre dans Le Dragon et le Phénix.

Ludmila Oulitskaïa n’a rien oublié des années enfuies et sait en parler comme personne. Ce qui ne l’empêche pas de rester en contact étroit avec son époque. Toute son oeuvre évoque le basculement d’un monde depuis les désormais lointaines années soviétiques et ce que cela a représenté dans les esprits et les comportements. L’un des miracles de l’efficacité de la fiction !

Une histoire toute simple

Une nouvelle a notre préférence, L’étrangère. L’auteure a songé très certainement à en faire un roman, tant le thème est riche et beau. Une histoire toute simple pourtant, là encore, qui traverse les décennies et un monde soviétique disparu, en une trentaine de pages. Lilia épouse contre son gré Saleh, un jeune Irakien un peu gauche, étudiant à Moscou. Il disparaît, lui laissant une petite fille. Avec sensibilité et humour, car on sourit malgré tout souvent dans Le corps de l’âme, Ludmila Oulitskaïa déjoue les soupçons du lecteur jusqu’à la fin du récit et tout se termine bien, comme il se doit chez elle, tant l’amour des êtres triomphe de l’amertume ou du désespoir.

Rien n’est plus étranger à Ludmila Oulitskaïa qu’une littérature crépusculaire et désespérée. « Pour la première fois de son existence, il ressentit une bouffée brûlante d’amour et de tendresse comme jamais il n’en avait éprouvé, et la petite Victoria, que l’éducation de sa mère avait habituée à une retenue très stricte, lui répondit par un amour inconditionnel - un amour qui allait durer toute la vie. »