Blog • Jours gris en temps de guerre. A propos de solidarité et d’amis disparus

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Vendredi 11 mars 2022. Depuis le café je regarde le merveilleux ballet des trams silencieux et bariolés qui s’entrecroisent devant la gare Saint Roch de Montpellier. Je reviens du plateau du Larzac. Le « progrès » fait qu’il est beaucoup plus compliqué de s’y rendre depuis Paris qu’il a quelques années. L’Etat cherche depuis longtemps à fermer la ligne de chemin de fer qui relie Millau à Clermont Ferrand – et donc Paris. C’est tellement mieux en voiture… Il y est presque parvenu, même si s’esquisse une très timide réhabilitation des trains de nuit… Le tout-TGV ayant été la politique délibérée, le détour par Montpellier était devenu quasi indispensable, mais il n’y a pas de « modularité » sérieuse avec les cars, gérés ici par la Région. C’est tellement plus simple de prendre la voiture…. Tant pis pour la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, quelle importance… Et puis quel besoin a-t-on d’aller à Millau et a fortiori sur le plateau de ces paysans qui faisaient du bruit au siècle dernier ?

Mon téléphone n’arrête pas de vibrer. Pas pour évoquer ces politiques imbéciles de sabotage des transports en commun. Ce sont des dizaines de messages, questions, demandes urgentes, sur Whatsapp, Messenger, Signal, Facebook, Twitter et autres fils magiques de notre temps. Comment exfiltrer un nouveau-né et sa mère coincés quelque part au sud de Kharkiv ? Faire sortir une journaliste de Moscou et sa famille ? Aider des étudiants nigériens fuyant l’Ukraine et se retrouvant confrontés au racisme des institutions d’Europe ? Soutenir des réfugiés en Pologne ? Avoir des nouvelles des copains ?… Et surtout informer, sur les anti-guerre en Russie, sur les points de vue de nos partenaires et camarades ukrainiens…

Ce n’est pas la première fois que je vis ainsi une guerre à distance, tout en étant à la fois bien informé et affectivement touché. Dans ma déjà longue vie militante j’en ai connu beaucoup des guerres, tenté d’agir contre certaines. Parfois plus directement impliqué, parce que j’avais des liens politiques et/ou personnels étroits avec des femmes et des hommes sur le terrain.… Dans mon enfance on parlait « des évènements d’Afrique du Nord » (le gouvernement français de l’époque comme le russe d’aujourd’hui ne voulait pas entendre parler de guerre), mais cette guerre-là était venue jusque dans notre rue de la banlieue parisienne. Et puis j’ai vécu, de loin et par moments de plus près diverses guerres au Proche et Moyen Orient, dans le Sud-Caucase, lors des guerres de dislocation de la Fédération yougoslave… L’Ukraine, nous connaissons dans mon cercle militant, non seulement par les contacts établis avec des amis Russes et Ukrainiens depuis les années 1980-90 au sein du réseau Helsinki Citizens’ Assembly et de notre petite Assemblée européenne des citoyens (AEC) en France, mais aussi ces dernières années avec les coopérations avec des associations et mouvements ukrainiens, les stages de volontaires françaises d’Echanges & Partenariats sur le terrain, notre participation active à la coalition Civil M+ (ou l’on retrouve Ukrainien, Russes, Allemands, Français, Néerlandais et autres...)

Hier donc j’étais au Larzac. Il faisait gris, mais chaque fois que je retourne sur le plateau j’ai les images ensoleillées des manifestations ou des rencontres grandes et petites, il y a longtemps ou avant-hier, contre le militarisme, pour la solidarité et pour la paix. J’étais venu parler de la guerre en cours avec un petit groupe, pas tous militants. L’une avait de la famille en Ukraine. Une comédienne polonaise nous a lu le journal de bord d’un metteur en scène ukrainien depuis le premier jour de l’agression jusqu’au 6 mars. Le nom Larzac résonne encore, de la Palestine à la Kanaky, des ZAD d’aujourd’hui aux insoumissions d’hier. Une parole venue du Larzac contre cette guerre, en solidarité avec la résistance ukrainienne et les anti-guerres de Russie, ce n’est pas grand-chose, mais il ne faut pas sous-estimer la force symbolique du lieu d’où l’on parle. Mes « larzaciens » vont s’exprimer sur la solidarité, contribuer à la réflexion sur ce que peuvent faire les citoyens extérieurs au champ de bataille pour faire reculer la guerre et la barbarie…

Que peut-on faire en effet ? Bien sûr l’indispensable soutien matériel et moral aux réfugiés et personnes déplacées, et autant que possible aux civils ukrainiens sur place. Nous devons aussi nous insurger contre l’odieuse discrimination, dans les mots et souvent dans les faits, qui distingue les « bons » réfugiés « parce qu’Européens comme nous » des « mauvais migrants » parce qu’ils sont réfugiés des guerres d’Afghanistan, de Syrie et d’Irak ou d’Afrique sahélienne. Dans les faits aux frontières et dans les mots de nos représentants institutionnels, de nos médias, ici en Europe occidentale, en France.

Nous sommes en face d’une agression caractérisée perpétrée par l’Etat néo-tsariste russe (un crime contre l’humanité tel que défini par la Charte des Nations Unies et précisé dans le statut de Rome de la Cour pénale internationale). Le fait que d’autres agressions du même type n’aient pas été condamnées par nos gouvernements, ou suffisamment dénoncées par nos mouvements ne doit pas servir de prétexte à limiter notre rejet absolu de celle-ci (je pense notamment, pour s’en tenir à la période contemporaine, à des agressions perpétrées par les Etats-Unis et certains de leurs alliés ou par l’Etat d’Israël). Cette dénonciation a une conséquence évidente : la reconnaissance du droit du peuple agressé de se défendre, par les moyens qu’il juge utile et qui sont à sa portée. Le principal facteur de résistance du peuple ukrainien c’est la cohésion dont il fait preuve, la capacité de mobilisation et d’auto-organisation civile et militaire des Ukrainiens et Ukrainiennes. Elles se sont construites malgré les profondes divisions qui peuvent exister dans la société ukrainienne. Elles ont un effet profondément dissuasif sur les forces de l’agresseur… qui hésite à entrer dans les villes. Confrontée en Syrie à une auto-organisation de ce type, l’armée russe a matraqué le peuple avec violence, pour casser justement tout esprit de résistance, mais elle bénéficiait de l’appui au sol des troupes iraniennes et de l’armée bachariste, et aussi de l’action destructrice des groupes djihadiste. En Ukraine, l’armée de Poutine n’a pas de tels alliés, elle semble pourtant décidée à une escalade qui ne peut être que sanglante.

Ce soutien à la résistance de l’agressé est, au stade actuel, profondément contradictoire avec des appels à la passivité au nom de « ne pas ajouter la guerre à la guerre », et a fortiori de renvoi dos à dos agresseurs et agressé. Mais il doit s’accompagner, avec force, du soutien aussi concret et aussi efficace que possible, au mouvement anti-guerre en Russie, dont le développement est une des clés de l’avenir, celui des combats d’aujourd’hui et de la paix de demain.

En réfléchissant à tout cela me reviennent les mots de notre camarade, le Québécois Pierre Beaudet, qui vient de disparaitre. C’était une figure de la gauche dans son pays et de l’altermondialisme au niveau mondial. Il y a quelques jours, avant le début de la guerre, il me demandait comment joindre des militants de gauche en Ukraine, qu’il voulait interviewer pour ses Cahiers du socialisme, et je lui ai donné quelques liens. Il y a quelques jours, quelques heures avant sa mort, quelques heures après le déclenchement de l’agression, il écrivait aux membres de son organisation Alternatives :

« Maintenant que la Russie a attaqué, il n’y a plus de retour en arrière. Ou bien Poutine réussit son pari de soumettre l’Ukraine, ce qui lui permettrait de « confier » à un nouveau gouvernement le soin de « rétablir l’ordre ». Ou bien la situation s’enlise dans un affrontement sans fin, à moins que la Russie n’accepte d’engager le combat dans les villes, quitte à les détruire avec leurs populations (ce qui a été fait en Syrie). Dans un cas comme dans l’autre, on aura créé les conditions pour réanimer une sorte de nouvelle guerre froide, laquelle sera alimentée par de violentes attaques contre l’économie russe, la sur-militarisation de l’Europe centrale autour des alliés (…) »

A quoi il ajoutait :

« Le domaine dans lequel nous [il parle de son organisation Alternatives] évoluons sera fortement marqué. Il est certain que l’aide humanitaire va être orientée en fonction des millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes qui ont et qui vont prendre le chemin de l’exil. D’un point de vue humanitaire, c’est un tournant nécessaire. Ce qu’il n’est pas est son caractère discriminatoire. En ce moment, au moins 10 millions de Syriens, d’Irakiens, d’Afghans (pour ne nommer que ceux-là) croupissent dans des camps de détention administrés par des États payés par les pays membres de l’OTAN. La grande majorité de ces damnés de la terre sait d’ores et déjà qu’ils ne seront jamais acceptés comme réfugiés. Entretemps, des conflits qu’on feint d’ignorer éclatent dans la Corne de l’Afrique alors que le grand (dé)sordre international empêche l’ONU d’intervenir sérieusement. (…) »

Dès lors que faire ?

« Parmi quelques pistes discutées dans le milieu, nous devrons élaborer nous-mêmes notre base d’action, en tenant compte de l’expérience passée et des aléas du contexte actuel.
 La paix doit être rétablie le plus tôt possible, si ce n’est sous la forme d’un cessez-le-feu qui laissera aux responsables du temps pour se sortir de l’impasse actuelle.
 Ce processus de paix devrait inclure l’ONU. Sachant que l’Union européenne et l’OTAN sont de gros joueurs, ils ne sont pas les seuls à assurer la paix dans le monde.
 Nous sommes solidaires avec la résistance ukrainienne qui vise à rétablir une souveraineté inclusive et pacifique, sans exactions contre les minorités nationales. Notre solidarité peut s’exercer dans le domaine de l’aide humanitaire, partout dans le pays où des gens souffrent de l’impact de la guerre (…). »

Ce dernier message de Pierre correspond évidemment aux questions que nous nous posons ici en Europe. Auxquelles il faut ajouter les messages que nous envoient nos camarades comme notre ami Taras Bilous, militant de la gauche ukrainienne qui nous a écrit, le lendemain de l’agression, une « Lettre à la gauche occidentale » rédigée déjà sous les bombes [1] ou nos camarades polonais de l’organisation de gauche Razem « Chère gauche occidentale, on ne vous demande pas d’aimer l’OTAN » [2].

Il faut, à côté de l’empathie personnelle, à côté de l’aide humanitaire, soutenir politiquement et concrètement la Résistance du peuple ukrainien et la lutte des anti-guerres russes, comme nous le demandent nos camarades de là-bas. Il n’y a pas de « non-alignement » entre agresseur et agressé, mais la solidarité.

Avant de partir dans ma courte escapade vers le plateau du Larzac embrumé, et dès que je suis rentré, j’ai repris le fil des zooms et autres webinaires internationaux à propos de la guerre. Je retrouve les difficultés que nous avons connues lors des guerres yougoslaves : divergences d’analyse, hésitations sur les priorités, bulles provinciales, par exemple une communication qui relie surtout des francophones à l’initiative de militants français et une bulle anglophone à l’initiative des militants britanniques, qui ne communiquent guère l’une avec l’autre jusqu’à présent… Pourtant la plupart sont d’accord pour dire qu’il faut aujourd’hui soutenir la Résistance du peuple ukrainien et les anti-guerres russes. Mais il faut le dire fort et clair, et agir.

Cela signifie-t-il que le débat n’est pas nécessaire ? Bien sur que non, il est plus nécessaire que jamais. A condition d’être sérieux (à titre d’exemple le débat entre Gilbert Achcar, dont je partage les positions, et Stathis Kouvelakis est sérieux) [3] Et cependant – car on peut tout de même faire ce reproche à Stathis - de ne pas être un prétexte pour ne pas agir, en expliquant « ce qu’il aurait fallu faire en 1990 par rapport aux promesses faites à Gorbatchev » par exemple. Nous sommes trente ans plus tard, vingt ans après l’élargissement de l’OTAN, huit ans après le début de la guerre en Ukraine, six ans après la destruction d’Alep par l’aviation russe, et seize ans après le meurtre d’Anna Politovskaia, début de la répression des voix anti-guerre en Russie.

Notre responsabilité de militants de la solidarité internationale, en liaison avec le reste du monde, est aussi de parler avec nos partenaires des associations ou des mouvements des pays du sud, qui, face à l’hyper-impérialisme « occidental néolibéral » et aux politiques des Américains (ou des Français), imaginent la Russie néo-tsariste, comme un « contrepoids », comme pouvait l’être dans une certaine mesure l’Union Soviétique à l’époque des luttes de la décolonisation. Qui prêtent une oreille attentive à la propagande de Russia Today, en Amérique Latine, en Afrique, dans le monde arabe), qui oublient le rôle des néo-tsaristes dans la repressions des mouvements populaires en Syrie, mais aussi au Soudan, en Libye, les exactions des « Wagner » en Centre Afrique et tutti quanti… Dénoncer à juste titre les mensonges, des « deux poids deux mesures » des Occidentaux, leur soutien aux agresseurs israéliens ou aux réactionnaires arabes (lesquels entretiennent d’ailleurs de très bonne relations avec les néo-tsaristes), ne doit pas signifier s’aligner derrière l’impérialisme russe.

Les considérations borgnes de « géopoliticiens » ne doivent pas consister à considérer que certains peuples ne méritent pas de soutien, parce qu’ils ne correspondent pas à une vision du monde théorique et bipolaire…

Quelques heures après mon retour à Paris j’ai appris la disparition d’Alain Krivine. Jours gris.