Blog • Sombre printemps. Un mois après le début de la guerre

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C’était le 21 mars, nous venions de dire adieu au Père Lachaise à Alain Krivine, camarade de tant de combats pour la justice sociale, contre le racisme, pour la solidarité internationaliste.

C’était le jour du printemps, la fête du Norouz des Iraniens et des Kurdes. Il faisait beau, à Paris, avec cette lumière doucement dorée fréquente en cette saison. Le « vent d’autan » (le vent du diable) soufflait dans le sud du pays, le sable du Sahara, porté par les vents d’altitude et le jeu des pressions atmosphériques, était retombé en fine poussière sur la France et même sur les carrosseries des voitures jusqu’à Paris et avait teinté d’orange les couchers de soleil. Mais c’est le vent de la terreur soufflait en Ukraine, vers Marioupol, Mykolayiv ou Karkhiv… On évoquait les précédents bombardements russes de Grozny (en 1999 en Tchétchénie) et d’Alep (en 2015-16 en Syrie).

Alep ? Retour du cimetière venaient à ma mémoire les images d’une rencontre, un tout petit peu plus de trois ans auparavant. C’était à Berlin, le 5 mars 2019. Une rencontre organisée par l’ONG Crisis Action (une organisation internationale qui agit pour la protection des civils dans les conflits armés) où se retrouvaient… des Russes et des Syriens pour un Syrian-Russian-European civil dialogue.

J’avais été invité à assister à cette réunion, ainsi que quelques autres membres de diverses associations néerlandaises, allemandes, françaises… Dans cette ville que je fréquente de temps en temps depuis le début des années 1970, généralement pour des réunions (hier à l’Est et à l’Ouest, aujourd’hui dans cette métropole renouvelée) et dont j’avais expliqué à plusieurs des participants qui la découvraient, la géographie et les mémoires vives ou effacées des guerres et des aventures du siècle passé.

J’identifiais bien certains participants Russes, membres d’organisations de défense des droits avec lesquelles nous avions des relations, de même que certains Syriens, souvent activistes de gauche. Je connaissais quelques militantes personnellement, Russes et Syriennes, comme Maria Al Abdeh du mouvement « Women Now for Development », qui m’avait fait découvrir l’importance du mouvement non-violent syrien et des groupes de femmes dans le soulèvement pacifique en 2011-2012 avant que la guerre n’écrase tout. Le printemps arabe n’avait pas survécu en Syrie…

Certains Russes avaient fait une enquête sur l’activité de leur armée nationale en Syrie et avaient eu le culot de la présenter à Saint-Pétersbourg ! L’opinion publique russe n’étaient pas du tout informée de la réalité de cette guerre. La charismatique Ekaterina Sokirianskaia animait brillamment nos débats qui portaient sur la condition des réfugiés, les possibilités – ou les impossibilités – de rentrer au pays, les actions communes possibles, l’importance de l’information (Syriens et Russes regrettant de n’avoir pas coopéré plus tôt…). Les Syriens étaient fatigués, toutes et tous exilés (même si quelques-uns envisageaient de rentrer à Idlib), les Russes avaient plus d’espoir, ils retournaient toutes et tous en Russie ou demeuraient encore quelques espaces d’expression libre…

Le régime de Bachar Al-Assad avait décidé, en 2011 de combattre le soulèvement pacifique de la population syrienne par la répression armée. En 2014 il était en passe de perdre la guerre civile malgré un appui financier et militaire des Iraniens, de la milice libanaise du Hezbollah et une aide limitée des Russes. Ces derniers ont alors organisé une puissante intervention aérienne, qui s’est avérée décisive. D’autant plus que les Israéliens – qui se sont contentés de bombarder quelques convois du Hezbollah rentrant au Liban, et les Américains et alliés – dont les Français, occupés à combattre les djihadistes dans l’est syrien et en Irak, ont laissé le contrôle du ciel de l’Ouest syrien aux Russes, de manière tout à fait concertée avec ceux-ci.

Les opérations des Russes et de leurs alliés en Syrie ont-elles quelque chose à voir avec celle de l’armée néo-tsariste russe aujourd’hui en Ukraine ?

La phase de terreur

Tout le monde s’accorde à penser que le néo-tsar Poutine envisageait une guerre de grande ampleur – avec attaque massive au Nord, à l’Est et au Sud, mais une guerre éclair (quelques jours). Avec combinaison d’attaques par des armes de haute précision (essentiellement les missiles de croisière, notamment les redoutables Kalibr, mais aussi les missiles balistiques de moyenne portée Iskander), des bombardements aériens, une attaque cyber et des opérations commandos, pour détruire les capacités de riposte anti-aériennes ukrainiennes et les centres de commandements civils et militaires. Ensuite les chars devaient entrer « triomphalement » dans Kharkiv et Kiev… Cette stratégie a échoué. De plus l’impressionnante mobilisation des civils ukrainiens à fortement dissuadé les russes d’entrer dans des grandes villes qui risquaient d’être le théâtre d’une résistance généralisée.

En Syrie aussi il y avait une résistance populaire impressionnante, dans des villes comme Homs, Hama, la banlieue de Damas, Alep-est, etc. Toutefois il y avait d’importantes différences avec l’Ukraine : la résistance populaire s’est au fil du temps divisée, avec l’irruption – en partie favorisée par le régime de Bachar – des djihadistes qui se sont souvent attachés à détruire physiquement cette résistance. Elle n’a bénéficié d’aucun moyen anti-aérien des pays de l’OTAN, ni des Américains, ni des Turcs, ni des Français ou tout autre… car il y avait un véto israélien total à des livraisons de telles armes. Au contraire l’armée ukrainienne d’aujourd’hui dispose de Stingers anti-aériens et de Javelins antichars américains, des drones turcs, etc. En Syrie les indispensables troupes au sol étaient chiites libanaises (Hezbollah), Iraniennes, un peu syriennes bacharistes, mais pas russes en dehors de quelques centaines de tueurs du groupe Wagner dans l’Ouest, donc pas de réactions prévisibles de la population russe devant le retour de cadavres. La situation est bien différente en Ukraine où, après moins d’un mois de combats, les pertes russes dépassent les 10 000 morts.

L’échec de la guerre éclair signifie hélas le développement inéluctable de la guerre terroriste, consistant à bombarder d’abord pour briser le moral de la population, avant d’envisager tout contrôle du terrain. Comme cela a été fait à Homs ou Alep. Dès lors le bombardement des hôpitaux ou des couloirs humanitaire n’est plus un « dégât collatéral » dans le feu de l’action, mais bien un objectif en soi. Nous en sommes déjà là par exemple à Marioupol ou à Karkhiv. De plus le stock d’armes de haute précision (et de haut coût financier) étant limité – et il faut en garder pour d’autres besoins stratégiques, l’armée russe a de plus en plus recours à de l’artillerie classique, de très basse précision, mais justement peu importe on ne fait plus dans la dentelle.

La fin de la « dissuasion » du siècle dernier ?

Cette guerre mets une fin définitive à l’idée de « dissuasion » telle qu’elle était envisagée au siècle dernier. En réalité cette « dissuasion » là était géopolitiquement obsolète depuis la fin du bloc soviétique il y a trente ans, et techniquement mise en question du fait des mutations des systèmes d’armements.

La « dissuasion » c’était deux choses. D’une part la dissuasion nucléaire réciproque MAD (la « destruction mutuelle assurée »), qui faisait qu’avec les missiles intercontinentaux ou les sous-marins lanceurs d’engin une guerre frontale entre les deux blocs (« occidental » et « soviétique ») pouvant conduire à l’usage d’armes nucléaires « stratégiques » signifiait la fin du monde, et donc était exclue. L’affrontement, ou la négociation, bloc à bloc, se faisant à travers une comptabilité aussi sinistre qu’imbécile sur le nombre de têtes nucléaires de chacun (permettant de détruire plusieurs fois la planète) puis, ce qui se fait en fin de période, de réduire ce nombre. Un jeu américain et soviétique dans lequel d’autres jouaient les figurants, les Britanniques (pour faire semblant d’exister), les Chinois (pour affirmer leur existence réelle), les Indiens et les Pakistanais (mais seulement l’un vis-à-vis de l’autre), la dictature ermite de Corée du Nord (pour survivre), les Israéliens (pour faire croire)… Et bien entendu la dissuasion française, acceptée par l’immense majorité des forces politiques de notre pays, sans bien savoir de quoi il s’agissait, ni à quoi elle a servi réellement pendant une soixantaine d’année. Visitant le « Redoutable », sous-marin lanceur d’engin transformé en musée à Cherbourg, j’ai compris que ce sous-marin avait pendant des décennies servi en pratique à… écouter le bruit des sous-marins des autres, et à s’en préserver en se cachant sous quelque chose qui faisait plus de bruit que soi (l’idéal : un banc de maquereaux…).

D’autre part la dissuasion politique, une fois gelé le risque d’affrontement global bloc à bloc, une certaine grammaire de la gestion des guerres par ces blocs. Car bien entendu la dissuasion nucléaire ne signifiait en rien la paix. Chacun pouvait essayer de tirer parti des guerres qui ne manquaient pas de survenir de par le monde, principalement contre l’oppression coloniale et post-coloniale, en soutenant tel ou tel camp mais dans certaines limites. Ainsi l’URSS a donné des moyens militaires aux Vietnamiens pour résister, mais pas au point de détruire l’énorme dispositif militaire US, à l’inverse les Américains ont soutenu les fédayins afghans après l‘intervention soviétique, pour soutenir la guérilla, pas pour égaler l’appareil militaire soviétique.

La chute du bloc soviétique a totalement transformé la situation. Pendant une période finalement assez brève, le « moment américain », il n’y avait qu’une superpuissance états-unienne, mais très vite le monde est devenu « multipolaire ».

Durant ces dernières années du XXe siècle, le monde a pourtant progressé en termes d’accords de désarmement, de mesures de confiance, de droit international, reprenant ces dossiers là où ils s’étaient bloqués avec la guerre froide (1948-1988) et rendant incongru le maintien de la logique MAD de dissuasion nucléaire, mais mettant en cause aussi la grammaire des conflits.

Or, deux phénomènes doivent être souligné à cet égard :

 Dans la quasi-totalité des états-majors militaires et politiques, chez la majorité des intellectuels, le vocabulaire, et donc les conceptions, sans parler des tactiques militaires, sont demeurées celles de la guerre froide. Ce qui va rendre erratiques l’analyse puis les interventions politiques et militaires face à des « nouvelles guerres » que ce soit en Irak, en ex-Yougoslavie et bien entendu en Afrique.

 Dès le départ les puissances les plus militarisées, les Etats Unis, la Russie, la Chine et quelques autres comme Israël, l’Arabie saoudite, l’Iran, vont trainer des pieds, ou refuser les avancées du droit international et les mesures de désarmement que nous venons d’évoquer. Et les Etats Unis de Georges W Bush et la Russie de Vladimir Poutine, vont saboter ceux de ces accords que leurs pays avaient signés…

Et donc nous voilà, pas avec ce que certains appellent « la première guerre en Europe depuis la deuxième guerre mondiale » - ce qui revient en l’espèce à considérer que les guerres frappant hier Sarajevo ou Pristina n’étaient pas en Europe ? C’est une guerre avec la deuxième armée du monde, détentrice des armes nucléaires. Pas une guerre « pour le monde libre » (selon la terminologie de la guerre froide, même si on peut comprendre que les Ukrainiens qui se battent effectivement pour leur liberté utilisent ce terme), encore moins une guerre engagée par la Russie contre l’impérialisme occidental alors que l’agresseur est justement l’impérialisme néo-tsariste poutinien.

Fidèle à la logique de la grammaire du siècle dernier, les pays occidentaux (précisons, les Américains et leur petit caniche britannique, puis l’agence qu’ils administrent, l’OTAN) ont annoncé « qu’il défendront chaque centimètre carré des pays membres de l’Alliance par tous moyen » signifiant par là : en Estonie nous pourrions aller jusqu’au chantage nucléaire, en Ukraine nous ne ferons rien de sérieux. On peut s’étonner car comme l’établissent tous les principes des stratèges depuis le IVe siècle avant JC et le chinois Sun Tzu, il n’est pas raisonnable de dire à l’avance ce qu’on ne va pas faire. Notons d’ailleurs qu’un certain soutien militaire aux Ukrainiens existait par ailleurs déjà depuis quelques années, mais qu’il était et devait rester en dessous de la ligne rouge que constituerait une parité avec les moyens russes, et donc que les Américains ne répondront pas à la demande de neutralisation de l’espace aérien (no-fly zone), supposant les moyens sophistiqués de destruction des missiles et avions russes.

De son coté Vladimir Poutine a élevé « au niveau 2 » l’état d’alerte de ses forces stratégiques (c’est-à-dire impliquant éventuellement le nucléaire), histoire de confirmer de son côté sa ligne rouge, « de dissuasion » permettant au passage d’inquiéter les opinions publiques européennes et mondiales. Toutefois lui n’a pas dit ce qu’il n’allait pas faire, laissant planer un doute sur un éventuel niveau 3 (utilisation d’armes nucléaires tactiques (c’est-à-dire de « faible » puissance, portée par des vecteurs de courte portée), ou de l’utilisation d’autres armes de destruction massive, chimiques par exemple). Et puis il a fait un geste bizarre, revendiquant deux bombardements d’objectifs secondaires avec des missiles « hypersoniques » Kinjal.

Dès lors tout le monde se demande si nous allons vers une guerre nucléaire. Logiquement il n’y a pas matière à guerre mondiale. Logiquement aussi l’utilisation d’armes nucléaires tactiques avec leurs conséquences (nombre de victimes, radioactivité persistante) n’est pas conforme aux buts de guerre proclamés (« libérer » l’Ukraine ). L’arme chimique encore moins. Rappelons que celle-ci est interdite depuis 1925 et que même Hitler ne s’en est pas servi (alors qu’il en avait), elles n’ont été utilisé que par Saddam Hussein (contre l’armée iranienne et surtout contre les civils kurdes), et Bachar Al Assad contre les civils syriens, sans grand effet militaire… La propagande poutinienne sur la conception par les Américains et les Ukrainiens d’armes bactériologiques (que personne n’a jamais su utiliser à grande échelle depuis des siècles) est-elle un gros mensonge pour justifier demain on ne sait trop quoi ?

On ne peut jurer de rien, puisque la syntaxe de la « grammaire » de l’époque de la guerre froide ne fonctionne plus vraiment. En tout cas le message des (prétendus ?) tir hypersoniques russes peut-être décrypté : un missile hypersonique est indétectable aux systèmes anti-missiles ultra perfectionnés de type Patriot, Arrow ou du « dôme de fer » israélo-américain. De tels équipements ne sont pas actuellement déployés sur le sol ukrainien et ne doivent pour les Russes pas l’être. Notons toutefois que si le prix d’un missile de croisière est de l’ordre du million d’euros, celui d’un missile hypersonique est trente ou quarante fois plus cher… Pas sûr que les russes en aient tant que ça à envoyer sur des dépôts d’essence ou des camions fournissant des lance-roquettes aux Ukrainiens…

24 mars, cela fait juste un mois que la guerre a commencé. Pas de nouvelles récentes de certains amis ukrainiens engagés dans la défense territoriale, juste un message de Maksim, quelque part à Kiev qui nous raconte aujourd’hui sur Facebook, que dans le feu de l’action, il a écrit à sa mère après un mois de guerre et oublié de souhaiter bon anniversaire à son père.

L’armée du néo-tsar marque le pas, après l’échec de « l’opération spéciale » éclair. Avant une deuxième phase d’assaut ? En tout cas nous déjà sommes passés au tapis de bombes, au pilonnage d’artillerie, aux bombes incendiaires au phosphore, et comme hier en Syrie à l’augmentation exponentielle des victimes civiles.

Poutine envisage-t-il d’arrêter le massacre après avoir pris le contrôle d’une partie significative du territoire ukrainien ? Contrôler la Novouroussya, c’est-à-dire tout le sud et l’est de l’Ukraine, là où les russophones sont nombreux, explicitement revendiqués par des nationalistes « grand-russes », dont Poutine lui-même (la « Nouvelle Russie » que Catherine II avait conquis au XVIIIe siècle aux dépens des ottomans et polonais ?) Mais pour cela il faudrait prendre non seulement Marioupol, mais aussi Karhhiv et Odessa, et soumettre des millions d’Ukrainiens (russophones) dressés contre lui.

Ainsi va ce sombre printemps. Et nous quelles doivent être, pour contribuer à éclairer l’avenir, notre attitude, notre action, ici loin des combats, face à cette guerre ? Quelle solidarité internationaliste aurait dit Alain Krivine ? (à suivre)