Historien, scénariste, auteur et peintre, Jean-François Berger est notamment l’auteur de Dans l’ombre de Tito. Entretiens avec le général Vladimir Velebit (Genève, Slatkine, 2000), Éclats de mémoire(s), Balkanoïa et Frappes courtes (Vevey, Éditions de L’Aire, respectivement 2010, 2013 et 2023). Autant de livres engagés contre l’oubli et la passivité. Délégué du CICR pendant une trentaine d’années, Jean-François Berger a sillonné les Balkans depuis 1989, en particulier l’ex-Yougoslavie durant la guerre.
Éclats de mémoire(s) propose un voyage à la rencontre des « employés locaux » qui, durant la guerre, ont travaillé avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Souvenir d’une époque où « Vivre avec les bombardements, circuler dans des zones minées, subir calmement les intimidations de soldats au passage des checkpoints ou encore être traité d’espion au service d’agents étrangers font partie du menu quotidien » (p. 18). Mais depuis, que sont-ils devenus dans un espace qui peine à sortir de l’« après-guerre » ?
Sur les pas de l’auteur – de Banja Luka à Zenica en passant par Belgrade, Herzeg Novi, Knin, Mostar, Osijek, Pale, Pristina, Sarajevo, Skopje, Srebrenica, Tuzla, Vukovar et Zagreb – nous rencontrons le personnel du CICR. L’auteur dévoile le « personnel » de chacun et ce que « rencontrer » signifie vraiment. Certes, aux prix d’une blessure et d’une rencontre pour le moins saisissante avec l’histoire : « Les Balkans disposent d’une ressource précieuse, l’Histoire, qu’ils produisent à très haute dose. Infatigablement. Certains relèvent à juste titre qu’une telle profusion est dangereuse, souvent mortelle. Mais cette ressource est aussi d’une prodigieuse vitalité qui ne finit jamais de surprendre » (p. 15). Âmes sensibles s’abstenir.
Une perle parmi les paroles prises au vol : « Je n’aime pas les expressions telles qu’expatriés, employés locaux. C’est une différenciation, alors que ce qui compte, c’est que nous travaillons pour le même idéal » (p. 244).
Au regard des Éclats de mémoire(s), Frappes courtes procède à la fois d’un cadrage serré sur l’expatrié tout en élargissant considérablement l’horizon : quinze nouvelles proposent une mosaïque d’instantanés faisant voyager lecteur entre la Genève et Dehli, en passant par Jakarta, Paleóchora, Belgrade, Bucarest et Le Sentier – dans la Vallée de Joux que l’auteur affectionne. Le choix de la nouvelle permet chaque fois de changer de ton et de registre : récits intimes sur le ton de la confession (« Vertigo », « Olives Noires »), dialogues à bâtons rompus (« La Fuite »), lettre (« Cher oncle Willy ») ; l’écriture semble abandonner la nouvelle pour tutoyer la poésie lors d’une narration époustouflante d’une mer se fracassant contre des rochers (« Le Plateau ») pour rejoindre en fin de parcours l’estuaire de l’autobiographie (« Route des Balkans »).
Chaque fois les souvenirs (Rwanda, Irak, Timor, etc.) refont surface sans sommation comme autant de « frappes courtes » qui ne se laissent certainement pas réduire au bruit d’une improbable machine à écrire. Relève aussi de ces « frappes courtes » la critique de la démission de la Croix-Rouge, notamment au Timor-Oriental (p. 67). Sous couvert de la nouvelle, le témoignage n’est jamais très loin. On sauve sa peau certes, mais au prix de perde son âme. « On », qui ? Lachenal, le personnage de la nouvelle, la Croix-Rouge, le lecteur ?
Nul ne sort indemne de cette confrontation à l’autre qu’éprouve de manière extrême l’expatrié : « Je suis seul. Largué avec mon petit sac dans cette masse grouillante, la plus grande masse grouillante de la planète. […] Le vertige est trop fort. J’ai la trouille. Cette foule m’est hostile. La nuit est dangereuse » (p. 55) clame le personnage d’« Une fois tous les douze ans » (p. 55). Le récit de la Kumbh Mela – soit le pèlerinage hindou organisé quatre fois tous les douze ans et qui a lieu, à tour de rôle, dans les villes saintes de Prayagraj, Haridwar, Ujjain et Nashik – est superbe et peut se lire comme une métaphore de la condition de « l’homme sans qualités » expatrié. Au lecteur de ne pas se laisser prendre dans les rets d’une lecture au premier degré.
Il en est de même pour la nouvelle « Vertigo ». Corinne voyage dans l’attente des résultats d’une biopsie du larynx : « Mais depuis qu’elle a perdu sa voix, c’est autre chose qui la hante. Une autre insécurité, venue de l’intérieur à la manière d’un envahisseur caché. En avançant à travers les buissons d’herbes sauvages, elle sait qu’elle est peut-être dépossédée d’un trésor à jamais – quel trésor que la voix ! – et qu’il lui est impossible d’évacuer cette éventualité. L’instant d’après cette peur de perdre sa voix, elle entrevoit une sortie. Comme lorsque le pilote de l’hélicoptère perdu dans le brouillard mortifère des montagnes timoraises avait soudain repéré un tunnel de lumière » (p. 16). Cette voix-là, l’auteur sait la faire entendre.
En fin de parcours, nous rattrapons l’auteur-narrateur sur sa « Route des Balkans ». Au célèbre Café Tito de Sarajevo, « ville insubmersible » (p. 124), on le retrouve en compagnie de ses amis dessinateurs de presse Božo Stefanović, Hasan Fazlić et Đoko Ninković. Ce dernier de rappeler : « C’est le dessin de presse qui m’a sauvé la vie pendant la guerre. Et qui m’a aidé à rester normal ! » (p. 130).