Blog • Des nouvelles de Boris Pahor : ne pas oublier que le cauchemar peut revenir

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Arrêt sur le Ponte Vecchio, de Boris Pahor, traduit du slovène par Andrée Lück-Gaye et Claude Vincenot, éditions des Syrtes, poche, 2023.

La lecture, c’est également cela, lire un peu distraitement un recueil de nouvelles et être soudain bouleversé par la justesse et la force prodigieuse de plusieurs pages, comme ce fut le cas avec « Le berceau du monde », le lent retour à la vie de « trois fantômes » venus des camps nazis, déambulant, étourdis et encore hagards, dans Lille fraîchement libérée.

Le lecteur comprend alors la cohésion de ces textes de Boris Pahor, l’écrivain italien de langue slovène disparu l’année dernière à l’âge de 108 ans. Arrêt sur le Ponte Vecchio, réédité aujourd’hui en poche par les éditions des Syrtes, est le récit du combat du peuple slovène tout au long du XX-ème siècle pour préserver sa langue et sa culture, menacées de mort à plusieurs reprises par les chemises noires fascistes de Mussolini, puis par le nazisme.

« La mort est un agresseur sournois »

Ce combat a été celui de Boris Pahor (1913-2022), né et mort à Trieste, cette ville magnifique au carrefour des mondes italien, balkanique et germanique, et qu’il aimait tant. Trieste dont parlent, nostalgiques et intarissables, deux prisonniers pendant la Seconde Guerre mondiale dans « L’adresse sur la planche » ou que d’autres (« Le berceau du monde ») voulaient oublier à tout prix pendant leur captivité. « Au pays de la mort, on n’en avait pas le droit. Transporter sa pensée et ses désirs chez soi revenait à laisser son corps sans protection. Il ne fallait pas. La mort est un agresseur sournois. »

Des lignes dont la sincérité ne ment pas. On devine aisément leur inspiration autobiographique.

Comme le frère et la soeur d’"Un bûcher dans le port", Boris Pahor a assisté à l’incendie du Centre culturel slovène à Trieste, en 1920, provoqué par les "chemises noires". L’événement est décrit à hauteur d’enfants ne comprenant pas, terrorisés.

Cette exaction compta pour beaucoup dans la prise de conscience de l’identité profonde du futur écrivain.

Un personnage résume le dilemme de la minorité slovène de Trieste dans l’Italie fasciste : « si tu n’oublies pas le slovène, c’est l’huile de ricin et les incendies. Si tu ne connais pas l’italien, c’est la moquerie » (« Mon cousin Cyril »). Ailleurs, la jeune Julka ne peut se faire au prénom de Giulia que lui donne son instituteur. « Elle a l’impression que ce n’est pas elle qu’on appelle par ce prénom, mais une fille qu’on lui aurait demandé de surveiller » (« Le papillon »).

Certains se réfugient dans les chants traditionnels sous la direction de leur chef de chorale, assassiné par les fascistes et qui devient à sa mort comme le symbole de l’âme d’une Nation et de son esprit de résistance (« Des fleurs pour un lépreux »). Boris Pahor vante un peu plus loin « la force rédemptrice » du chant slovène (« Mosaïque de Trieste »).

identités fragiles et menacées

C’est dans cette même nouvelle, où le narrateur se rend en Allemagne à la recherche de Primoz Trubar, auteur du premier livre imprimé en slovène à Tübingen, au seizième siècle,, que Boris Pahor lance cette mise en garde. "Aucun danger ne menace évidemment les langues des grands pays, par contre c’est une époque de rude épreuve pour les langues des petits peuples". Ces identités sont fragiles et menacées.

L’expérience des camps nazis revient également chez Boris Pahor et le retour chez les vivants, si magnifiquement décrit dans « Le berceau du monde ». « Il va falloir se réadapter à tout ça », avertit l’un des trois « fantômes » dans les rues de Lille. Mais « nous devons tout faire pour que le monde ne tire pas un rideau d’oubli sur ce qui s’est passé », avertit déjà l’autre.

Les puissances de l’oubli peuvent toujours ressurgir, comme chez cette jeune Autrichienne, « femme au coeur sourd », qui véhicule après-guerre les schémas nauséabonds d’autrefois à l’égard des autres, dessillant enfin les yeux du narrateur amoureux ("Amour bafoué").

« Les Caïn ont facilement le dessus »

L’avertissement de Boris Pahor sur la lutte entre le Bien et le Mal vaut pour toutes les époques. « Le fait qu’il y ait une grande majorité d’Abel n’avait rien de réconfortant puisque les Caïn avaient facilement le dessus grâce à leur despotisme et leur manque de scrupules. Ils ont en outre le sens de l’organisation, et du talent pour réaliser leurs plans ».

La dernière nouvelle, « Arrêt sur le Ponte Vecchio », est une allégorie de ce pessimisme profond. Le narrateur, qui n’est autre que l’écrivain, voyage en train avec son épouse vers Florence. Ils devisent en slovène quand un passager de leur compartiment se lève soudainement, sans dire un mot, et les regarde longuement, hostile, derrière la vitre du couloir.

A l’image de ce « fantôme dans le train », les forces du fanatisme peuvent toujours revenir.