Blog • Aleksandar Hemon : les noms du père

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Aleksandar Hemon, Un monde de ciel et de terre. Paris, Calmann Lévy, 2023 (traduit de l’anglais (États-Unis), par Michèle Albaret-Maatsch), 380 pages.

Sarajevo
@ Wikipedia Commons

1916. Dans les tranchées en Ukraine, un amour passion sauve l’humanité de deux soldats combattant pour l’armée austro-hongroise : Rafael Pinto, juif séfarade et apothicaire, et Osman Karišik, musulman. L’un solitaire, mélancolique et opiomane, l’autre intelligent, superbe et courageux, tous deux de Sarajevo – « cette ville du bout du monde. » (p. 16) Survivre donc, à la guerre, à l’interminable après-guerre, et à un exil sans fin : « À l’image de tous les réfugiés, ils continuaient d’avancer parce qu’ils n’avaient pas le choix ; aller de l’avant, c’était être vivant. » (p. 205)

Fuir pour se sauver, se sauver l’un l’autre, sauver leur amour, sauver « leur » enfant – Rahela, la fille qu’Osman a eu avec une juive russe de Tachkent. Osman disparaît mystérieusement sans pour autant jamais abandonner son compagnon grâce à la magie de la fiction permettant de faire entendre la voix de l’autre absent. Osman est toujours présent, « vivant » dans l’ombre de Rafael, le guidant tout comme il oriente le lecteur dabs le dédale du roman. À l’occasion, la voix d’Osman devient un chant exprimant son âme comme seule la sevdalinka (sevdah) le permet. Ici, le livre invite à entendre les interprétations de ces chansons traditionnelles en ladino bosniaque et sépharade, notamment la célèbre chanson « Bejturan se uz ružu savija » interprétée par le maître du sevdah Damir Imamović. Son disque The World And All That It Holds, titre original du roman, propose en
quelque sorte la bande son du roman d’Aleksander Hemon.

Désormais seul avec avec Rahela, la survie de Rafael garantira celle de « sa » fille qu’il élèvera comme un père. Le récit, à couper le souffle, nous raconte « Comment, pour échapper aux bolcheviks, il s’était caché derrière un mur, où lui parvenaient les cris de Rahela bébé, comment il avait pensé mourir dans sa cachette à l’idée que Rahela serait à nouveau orpheline. Et comment il l’avait portée pour franchir les montagnes, puis comment il avait planté un poignard dans l’œil d’un Cosaque, comment, Rahela sur son dos, il avait traversé le désert en avançant laborieusement derrière un chameau péteur, comment ils avaient manqué être ensevelis dans une tebbad, comment il avait nettoyé la bouche pleine de sable de Rahela et l’avait fait boire, comment la petite
dardait la langue à la façon d’un lézard afin de lécher l’eau sur ses lèvres et comment il avait offert sa vie en échange de celle de Rahela, et comment le Seigneur avait accepté ce marché et torturé Pinto pendant des années, surtout après leur arrivée à Shanghai où Rahela entrerait à l’école américaine, serait séduite par son professeur et laisserait crever Pinto. » (p. 336-337)

À la fois roman anti-guerre, roman de l’exil et roman épique, Un monde de ciel et de terre tient aussi du roman historique. Tel un tapis tissé de multiples fils, les récits enchâssés démultiplient les voix et registres pour une intrigue complexe à souhait : aux histoires d’Osman, se mêlent celles de Rafael, de Rahela, du narrateur, les bruissements de l’Histoire et les réflexions talmudiques qui ccompagnent le roman. Aux voix s’ajoutent les langues des pays traversés : « Pinto lui parlait en bosnien, et le bon docteur lui répondait en russe. Depuis le début, ils choisissaient dans la langue de l’autre des mots qu’ils inséraient dans leurs phrases, ce qui leur permettait de les échanger et de les apprendre. Il arrivait que Pinto importe clandestinement du spanjol, tout comme Isak Abramovich introduisait des mots de yiddish en douce, et Osman des mots d’arabe qu’il avait appris à la mosquée. Avec le temps, ils avaient fignolé leur propre pidgin et se comprenaient les uns les autres,
pas besoin de traduction. » (p.109) À bonne école, Rahela parle un mélange de spanjol (ladino), de bosnien, d’allemand et d’une douzaine d’autres langues qui sont autant d’attaches à son père.

Les mots et expressions en différentes langues étrangères se trouvent reproduit à même le texte – sans l’emploi d’italique et sans traduction. Effet immersif garanti. Morceau choisi : « Depuis son séjour à Vienne, Pinto écrivait de la poésie en allemand ; il écrivait aussi en bosnien, mais uniquement sur Sarajevo. Il avait même essayé d’écrire en spanjol, mais avait alors l’impression que c’était son Nono qui tenait la plume, parce que tout avait des accents de proverbe ancien : Bonita de mijel, koransiko de fijel ; Kazati i veras al anijo mi lo diras, et ainsi de suite. Alors que la lumière est partout et nulle part. Elle existe, mais jamais toute seule, c’est toujours un habit, de même que Dieu se comprend à travers l’imperfection de Sa création. Même l’obscurité se drape de lumière ; c’est par son absence que la lumière impose sa présence. Nous portons l’obscurité en nous, et la retournons à la lumière au jour de notre mort. Ça devrait bien sonner en allemand. Im Inneren tragen wir das Licht, da wir, wenn wir sterben, zurückgeben der Finsternis. » (p. 17)

Un monde de ciel et de terre renoue avec le meilleur de l’écriture d’Aleksandar Hemon, tout particulièrement De l’esprit chez les abrutis (2000), pour nous conter une odyssée qui nous mène de Sarajevo (1914) à Shanghai (1949) en passant Tachkent, Brich-Mulla, la Vallée de Ferghana, Korla dans province occidentale de Xinjiang et le désert du Taklamakan – sans oublier l’épilogue écrit dans le registre autobiographique qui nous donne rendez-vous à Jérusalem à la rencontre d’Aleksander Hemon… et de Rahela Pinto. Mise en abîme et révélation de l’essence d’une écriture aussi stupéfiante qu’enlevée.

On le devine, tant Osman que Rafael avaient pour unique but de retourner et vivre ensemble à Sarajevo. Restés ensemble même après la séparation, la mort d’Osman, se retrouveront-il dans un autre monde où il est « possible d’aimer qui bon nous semble » (p. 125) ? Où ? Ailleurs, dans l’espace de l’écriture à tout le moins un autre monde est possible, un monde comme univers d’histoires interminables.

Le roman se termine à la cinémathèque de Jérusalem où l’on projette La Horde sauvage (1969). Les lumières s’éteignent et le narrateur se trouve totalement dans le noir. « Celui qui est dans les ténèbres peut voir ce qui est dans la lumière, alors que celui qui est dans la lumière ne peut voir ce qui est dans les ténèbres. » (p. 211).