La personnalité du roi Zog est une des plus curieuses et sans doute des moins connues de l’Europe orientale. Descendant d’une vieille famille aristocratique des montagnes de Mati, aussi ancienne que celle des Castriotes, s’il est douteux que sa filiation remonte par les femmes, comme on le prétend, jusqu’au fameux Charles Topia qui au moyen âge épousa une princesse française, il est probable qu’elle le rattache à la famille du héros albanais Skanderbeg. Le Mati était une des rares provinces albanaises privilégiées qui avaient su conserver une certaine indépendance sous le joug turc et demeuraient sous l’administration d’une môme famille albanaise. Ce n’est qu’au XII siècle qu’un Zog gouverneur de Mati embrassa l’islamisme pour des raisons politiques.
Achmed Zogou, dernier descendant de la lignée, quoique musulman, s’avère aujourd’hui le plus tolérant des monarques. Un ministre albanais m’assurait dernièrement que le Roi épouserait volontiers une princesse chrétienne, s’engagerait à laisser sa femme libre de pratiquer sa religion et consentirait même à ce que ses enfants nés d’un mariage mixte optassent pour la religion de leur choix lorsqu’ils auraient atteint l’âge du discernement.
Le jeune Achmed avait huit ans à la mort de son père : sa mère, riche héritière du clan Toptani (de Tirana), femme de tête ambitieuse et énergique, sut écarter les prétendants à la succession du défunt seigneur y compris le frère aîné d’Achmed né d’un premier lit. Tandis qu’elle gouvernait la province de main de maître avec sagesse et fermeté, Achmed, — qu’elle avait envoyé à Constantinople pour obéir au vœu du Sultan désireux que les jeunes nobles des provinces conquises fussent élevés dans la capitale turque, — faisait des études médiocres au lycée franco-turc de Galata-Sérail.
La guerre de 1912 éclate. La veuve se hâte de faire revenir son fils auprès d’elle. Achmed, dès son retour, encouragé et secondé par sa mère, fait du nationalisme dans sa province. En 1913 il s’oppose à l’entrée des Serbes dans le Mati. Au début de la grande guerre, il seconde d’abord l’armée autrichienne, puis se ravise, si bien qu’il inquiète l’Autriche : ce sont les débuts de l’habile politique qu’Achmed Zogou suivra pendant toute sa carrière, politique d’équilibre entre les Puissances rivales qui convoitent le territoire albanais, ou tout au moins une influence prépondérante dans le pays ; il parait se compromettre tour à tour avec les unes ou les autres au point de faire croire à la vassalité de l’Albanie... jusqu’au jour, où, par une volte-face subite et hardie, il fait un « rétablissement politique » en proclamant hautement l’indépendance ombrageuse de l’Albanie.
Les Autrichiens envoient le jeune homme à Scutari, puis à Vienne où ils peuvent le surveiller facilement jusqu’à la fin de la guerre. Achmed, rentré dans son pays à la fin des hostilités, y trouve une situation très embrouillée, favorable à l’ambition et aux entreprises d’un homme décidé, courageux et intelligent, capable de profiter des rivalités, du désarroi, et des hésitations générales. Il a vingt-trois ans.
En 1920, l’Albanie proclame son indépendance à l’assemblée de Lushnja. Achmed Beg, chef de clan, prend bientôt la direction du pouvoir en brandissant le fanion d’un nationalisme irréductible. Il veut, à l’exemple de Kemal pacha, assurer le progrès et l’ordre dans le pays. Il peut compter sur trois mille fusils du Mati, sur les comités secrets ; il appuie sa politique intérieure aussi bien sur les Guègues que sur les Tosques et s’entoure indifféremment de collaborateurs catholiques orthodoxes ou musulmans. Malgré une opposition violente, qui en 1924 tente de le faire assassiner en plein parlement, puis quelques mois plus tard le contraint à s’enfuir en Yougoslavie avec ses partisans, après une insurrection qui met au pouvoir Mgr Fan Noli évêque orthodoxe, xénophobe à tendances communistes, il est successivement ministre de l’Intérieur, président du Conseil, dictateur et se fait proclamer Roi avec une écrasante majorité en 1928, moins par ambition personnelle, dit-il, qu’afin de donner à l’extérieur l’impression de cohésion de l’Etat albanais. Comme un conseil de Régence représentait le principe de la royauté en Albanie, Achmed put arguer qu’il ne s’agissait pas d’un changement de régime, mais d’occuper un trône vacant.
Depuis la mort du roi Alexandre de Yougoslavie, Achmed Zogou est le seul souverain dictateur en Europe. Un des effets de cette dictature est qu’un ordre exemplaire règne dans tout le pays. Le voyageur avide d’aventures ou de tartarinades doit suppléer par l’imagination à l’absence de dangers à courir pendant une randonnée à travers l’Albanie. Le pittoresque demeure : pittoresque inégalable du paysage, des costumes, des mœurs. Mais c’en est fait des attaques de bandits armés qui étaient encore récemment, dit-on, la principale industrie du pays. On rencontre, il est vrai, le long des excellentes routes construites par les Italiens, qui escaladent ou contournent les montagnes, un nombre impressionnant de gendarmes qui connaissent et font leur métier. C’est une vue rassurante. La vendetta elle-même, encore si fréquente il y a peu d’années, est devenue extrêmement rare, le Roi ayant fait interdire te port du fusil.
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J’étais fort curieuse de rencontrer le souverain albanais dont il m’avait été beaucoup parlé chez ses voisins balkaniques comme d’un homme d’Etat de grande valeur, d’un habile politicien prompt dans ses décisions souvent inattendues. Mais Zog I er reçoit peu, sort encore moins, et n’a pas la réputation d’un bavard : « S’il se montre peu, disent les mauvaises langues, c’est qu’il se sait entouré d’ennemis qui ont l’arme facile, et craint d’être assassiné. » On raconte que feue sa mère (morte il y a quelques mois, et pour qui Achmed avait une affection et un respect qui rappellent ceux de Napoléon pour Mme Letizia) préparait les plats qui lui étaient servis, et que si le Roi se promenait le plus volontiers en sa compagnie, c’était parce que les mœurs albanaises interdisent de tuer un homme sous les yeux d’une femme :
— Sottises ! me disait encore récemment un haut fonctionnaire de la police albanaise. Seuls, les voyages à l’étranger sont malsains pour notre souverain, ainsi que Sa Majesté a pu s’en convaincre à Vienne il n’y a pas si longtemps. Encore, la Providence fut-elle de son côté, lors de l’attentat de 1932 ; les balles destinées à Achmed Zogou qui tuèrent un aide de camp et blessèrent M. Librohova, aujourd’hui ministre d’Albanie à Paris, dessinèrent la silhouette du Roi sur les parois de sa voiture sans l’atteindre. Achmed Zogou en cette occasion fit preuve du plus grand sang-froid en ordonnant posément de tirer sur les assassins qu’il désignait du menton. Les Albanais sont maîtres dans l’art de déjouer les attentats ; le Roi est en sûreté dans son pays ; s’il sort rarement dans les rues de Tirana, c’est qu’il estime qu’en Albanie les souverains gagnent en autorité à ne se point montrer trop souvent.
Achmed Zogou voulut bien faire exception en ma faveur à la règle rigoureusement observée de n’accorder aucune audience à Durazzo où il passe les mois d’été. Comme je quittais Tirana, je croisai la Reine-mère accompagnée de deux de ses filles. La mère du Roi, vêtue de noir, très droite malgré un certain embonpoint, répondit à mon salut par un sourire aimable et un coup d’œil à la fois vif et grave. Je me souviens des mots qu’elle prononça lorsqu’après l’attentat qui faillit coûter la vie à son fils, diplomates étrangers et albanais officiels vinrent la féliciter : « Ce n’est pas la mère du Roi qu’il faut féliciter, messieurs, mais son pays ; depuis que j’ai consacré mon fils à la nation, c’est à elle qu’il appartient, non plus à moi. » Les princesses, qui ont près de trente ans, ont l’air de jeunes filles à peine sorties de pension ; elles sont coiffées en boucles et rient de leurs longs yeux noirs et de leur bouche fardée, à l’étrangère inconnue. Elles sont jolies et habillées à la dernière mode de Paris. Deux de leurs sœurs qui avaient épousé des seigneurs albanais avant 1928 sont veuves ; elles-mêmes ne seront pas faciles à marier : des princesses occidentales, ariennes et musulmanes ne trouveront pas aisément un parti convenable en Europe.
J’avais mal calculé mon temps pour faire les trente kilo mètres de route passable qui séparent Tirana de Durazzo et me trouvai devant la sentinelle qui garde la « baraque royale » trois quarts d’heure avant l’heure fixée. La « baraque royale » est une sorte de kiosque en planches d’une extrême simplicité, flanquée d’une construction analogue, mais de moindre importance ; le tout sis au beau milieu de la plage et clos d’une modeste barrière à claire-voie.
Un aide de camp vient à ma rencontre et me précède dans la plus petite des « baraques » où, après m’avoir présenté quelques personnes de la maison du Roi, il m’offre le café turc et les cigarettes de l’hospitalité. Tout le monde en civil ou en uniforme s’exprime en excellent français, me fait mille politesses et s’informe de mes impressions sur l’Albanie. Quelques minutes se sont à peine écoulées, qu’un nouvel aide de camp vient me chercher pour me conduire chez le Roi : « Sa Majesté, prévenue de votre arrivée, désire vous épargner une longue attente ; voulez-vous me suivre ? le Roi va vous recevoir à l’instant. »
Nous passons dans la « baraque » du Roi. Un hall qui rap pelle un parloir de collège campagnard et c’est tout de suite le cabinet de travail de Zog 1 er . Aucun faste, une simplicité quasi monacale : murs de planches couverts de peintures dues au pinceau d’artistes albanais ; il y a quelques bonnes toiles sobres de dessin et riches de tons ; des fauteuils de rotin, un bureau ministre d’étudiant modeste sont tout l’ameublement ; les fenêtres ouvertes sur la mer sont encadrées de rideaux d’étamine blanche transparents que n’agite, hélas ! Aucune brise. Est-ce le Roi, ce jeune gentleman en veston tabac, de coupe impeccable, qui s’incline avec une dignité inimitable en me serrant la main avant de me désigner un siège en face de lui ? Rien du souverain d’opérette dans ce dictateur jeune (il a quarante et un ans et en parait à peine trente), élégant et racé. Rien non plus du militaire en civil ni de ce qu’il est convenu d’appeler balkanique ne caractérise son apparence. Quiconque le rencontrerait à Ascot ou à Auteuil, jumelles à la main, le haut-de-forme sur l’occiput, le prendrait pour quelque grand seigneur français ou anglais. Grand, mince, les cheveux et les yeux châtain-clair doré, son regard, sous les paupières dessinées en forme de yatagan, a une expression de supériorité nonchalante et inconsciente que traverse parfois un éclair vif, dur, coupant, autoritaire que j’ai vu dans les yeux gris de Kemal Atatürk. Le front est large, amenuisé vers les tempes, le teint clair comme celui d’un pensionnaire d’Eton ; le nez, de la plus pure forme arienne, rattaché au front par une ligne classique, est peut-être, plus même que la bouche aimable bien dessinée et quasi féminine, la principale beauté du Roi. Zog I er (Zog veut dire oiseau) s’exprime avec beaucoup de clarté : peu de gestes et encore moins de sourires : une impassibilité qui n’est pas sans grâce, parce qu’elle paraît dénoter non de la froideur, mais une admirable maîtrise de soi. On dit le Roi ambitieux, très généreux, — n’a-t-il pas envoyé des subsides h son ennemi Fan Noli en exil ? — volontaire, méfiant, courageux et d’une patience exceptionnelle.
Achmed Zogou répond obligeamment à mes questions, employant de préférence des expressions imagées, sans que ses yeux rencontrent les miens ou que sa voix s’élève ou s’anime à aucun moment ; il paraît ne vouloir livrer que ses paroles sans permettre de « mise au point » à l’interlocuteur par l’involontaire trahison des gestes, de la voix, du regard.
Le Roi me parlera d’abord de la France avec laquelle l’Albanie eut toujours les meilleures relations : « relations culturelles surtout qui sont moins sujettes aux éclipses que les relations économiques et politiques. Deux de mes neveux sont à l’école de Saint-Cyr. Nous avons toujours les yeux tournés vers la France et vous aurez certainement remarqué que chez nous tous les gens cultivés parlent français. »
L’Albanie envoie chaque année un grand nombre d’étudiants en France où ils sont accueillis avec amitié. Je viens d’apprendre que l’intervention personnelle du Roi avait seule décidé le ministre de l’Instruction publique à conserver le lycée français de Kortcha. Je ne manquai pas d’en remercier le souverain ainsi que des ordres spéciaux qu’il avait donnés, il y a deux ans, pour que, en dépit de mesquines intrigues locales, le premier groupe important d’intellectuels français, venu visiter D’Albanie au cours d’une croisière revenant de Grèce, fût chaleureusement reçu.
Tout en parlant éducation, instruction, le jeune roi musulman m’assure déplorer la lenteur avec laquelle la position sociale delà femme évolue en Albanie. « La femme albanaise est une esclave ou une bête de somme avec quelques prérogatives dues moins au respect accordé à un être faible qu’au dédain qu’éprouve le mâle pour un être inférieur », m’avait dit un ouvrier albanais de retour de France où il avait passé dix ans et qui éprouvait quelque difficulté à se réadapter aux mœurs de son pays.
— Je ne considérerai ma tâche complètement achevée, me disait Zog 1er, que lorsque les femmes albanaises seront aussi conscientes de leurs droits que de leurs devoirs et prendront part à la vie intellectuelle et sociale de l’Albanie.
— Que pense Votre Majesté de la position actuelle de l’Albanie ?
— Pour comprendre l’Albanie d’aujourd’hui, répond le Roi, pour comprendre son évolution, sa politique et ses aspirations, il n’est, besoin que de connaître l’histoire albanaise qui est une suite et une alternance d’invasions, de conquêtes qui n’entraînèrent jamais de soumission absolue et de révoltes qui n’étaient pas décisives.
« Pourtant, malgré toutes les infiltrations étrangères, le joug séculaire de l’Orient, notre race qui est une des plus anciennes races indo-européennes a conservé une personnalité assez marquée, une vitalité assez forte pour résister à toute assimilation et conserver jusqu’à nos jours, aussi bien dans son type physique que dans les traits essentiels de son génie, son caractère nettement occidental. Le vernis que nous a laissé l’Orient trompe l’observateur superficiel : la trame de notre esprit est semblable à la vôtre. Ce qui est nouveau en Albanie, c’est le nationalisme d’Etat qui doit (le Roi insiste sur ce mot ; c’est la seule fois où il accentuera quelques syllabes) qui doit remplacer définitivement l’esprit de clan, le patriotisme régional. L’intérêt du royaume doit primer pour tous l’intérêt de la tribu ; il faut que tous les Albanais le comprennent. Naturellement, le nationalisme demande des sacrifices ; nous les ferons. L’Albanie est une réalité, elle a aujourd’hui des frontières nettes, définitives, un programme ; c’est un royaume démocratique, parlementaire et héréditaire ; pour la première fois gouverné par un roi 100 pour 100 albanais ; et surtout l’Albanie entend rester maîtresse chez elle. »
Zog I er n’attend pas la question que j’ai au bord des lèvres et que justifient les relations italo-albanaises qui, après avoir subi un changement de cours lors des événements de Durazzo en 1934, reprirent peu à peu leur ancienne cordialité. L’Albanie pauvre, faible, encore incomplètement organisée, doit-elle se priver de l’aide, peut-être encombrante, sûrement intéressée, mais efficace, d’une grande Puissance alliée ?
— Je suis décidé, me dit le Roi, à observer la stricte neutralité qui convient à un petit pays conscient de sa dignité, qui n’a d’intentions agressives envers personne et qu’on ne saurait d’autre part attaquer impunément sans déclencher un conflit mondial. Nous voulons assurer notre situation économique en dehors d’immixtions politiques étrangères et garantir notre indépendance en nous affirmant viable par nos propres moyens.
« Il est quelquefois préférable de manger un plat modeste qu’on a cuit soi-même que des mets succulents préparés par autrui ; du reste, la mendicité n’est pas digne d’un État qui a pris conscience de soi-même. J’espère pouvoir équilibrer notre budget, jusqu’ici annuellement en déficit, par les produits des douanes, les impôts, les monopoles, les accords commerciaux avec les autres pays, destinés à égaliser les exportations et les importations de l’Albanie qui, jusqu’ici, avait un excédent considérable d’importations. L’Albanie désire entretenir des relations cordiales avec tous ses voisins sans exception. »
Achmed Zogou m’expose les plans qu’il élabore avec ses ministres pour favoriser la grande culture, spécialement la production des olives que les paysans maltraitent par ignorance, l’organisation des pêcheries, des lacs albanais et albano-yougoslaves, qui abondent en poissons fins, tels que la truite saumonée.
— Nous sommes un peu comme des gens qui ont ouvert un bureau avant d’avoir construit l’usine, me dit le Roi.
J’effleure le sujet du pacte balkanique. Zog Ier se déclare prêt à adhérer à un pacte balkanique qui comprendrait tous les États balkaniques sans exception, pourvu qu’il soit acceptable à l’Albanie. « Il peut arriver qu’un gilet soit fermé en commençant par le second bouton et que toute la toilette en soit dérangée. »
Et, avant de se lever pour clore l’audience, le Roi me parle de la Société des nations dont il désire voir augmenter le prestige et l’autorité et qui a « le grand mérite de rendre les discussions publiques et de déjouer ou tout au moins d’exposer les intrigues ».
Claude Eylan
Source : Revues des deux mondes, p.860 – 867, 1 juillet 1935
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k42211274/f868
Article publié également en albanais :
https://www.darsiani.com/la-gazette/revue-des-deux-mondes-1935-baronesha-franceze-claude-eylan-vizita-ime-speciale-te-mbreti-zog-ne-durres-dhe-intervista-ekskluzive-me-te/