BLOG • Où sont les femmes qui ont marqué l’histoire de l’architecture ?

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Où sont les femmes dans cette histoire ? Essayez de me citer un nom qui n’est pas celui de Zaha Hadid, et qui a marqué l’histoire de l’architecture moderne. Toujours pas ? Peut-être sur les doigts d’une main ? L’AABH (Association des architectes en Bosnie-Herzégovine), à travers la plume de Sanela Dizdar, lance une rubrique dédiée aux femmes architectes qui ont marqué l’histoire de l’architecture. Dans cet article introductif, vous serez plongé au coeur des grands noms de femmes qui ont bouleversé la profession dans le monde, mais aussi dans l’espace des Balkans. Des pistes de réflexions agrémenteront la potion de mémoire.

En l’année 1942, Walter Gropius et son protégé Marcel Breuer démarrent leur carrière académique à Harvard après avoir quitté l’Allemagne en 1934 suite aux turbulences qui annonceront la 2e guerre mondiale. Dans la classe de Gropius se trouvait, en 1942, la pionnière de l’architecture moderne Anne Griswold Tyng – première femme acceptée à la Harvard Graduate School of Design. Sa carrière dans le domaine théorique et celui de la création fut longue. Ses recherches se penchèrent sur les branches ésotériques de l’architecture, mettant à jour la géométrie universelle et des séquences mathématiques telles que la symétrie dynamique, l’inébranlable puissance du solide de Platon et l’interprétation cyclique de l’existence humaine développée par Carl Jung. Le concept qui découla de ces recherches est à la fois radical et traditionnel, dévoilant une structure inattendue qui fait le pont entre vieux principes et monde organique. Elle commencera à travailler avec Louis I. Kahn dans les années 1950, autre pionnier de l’architecture moderne, lequel elle épousera plus tard. L’histoire de l’architecture a omis son apport bien qu’elle soit souvent citée comme « la muse de Kahn ». Je préfère la description de Bucky Fuller qui l’a dénommée « la stratège géométrique de Kahn ».

L’histoire a l’habitude de se passer des femmes, ce qui rend leur absence dans les annales de l’architecture banale.

Frank Lloyd Wright, un an après avoir quitté l’entreprise Adler and Sullivan où il travailla sous l’égide de Louis Sullivan, ouvrit son propre atelier d’architecture. Son premier employé fut une femme – Marion Mahony Grifffin (1871-1961). Une des premières femmes détentrice d’une licence en architecture (l’architecture est officiellement reconnue comme profession en 1857 aux États-Unis). Elle est alors engagée par Frank toute fraîche sortie du MIT (1894). Principal protagoniste du style Prairie, Wright a pourtant été influencé par Tyng. Elle n’a en effet pas été créditée pour les aquarelles et paysages qu’elle a produits alors que ces derniers sont toutefois devenus synonymes de l’œuvre de Wright. Marion Mahony Griffin a également dessiné le portfolio de Wasmuth, recueil de lithographies qui a célébré Wright à travers le monde. Ses illustrations, celles de Griffin, inspirées du Japon, portent le travail de Frank Lloyd Wright dans les représentations collectives. La façon dont ces lithographies ont été représentées est révolutionnaire et elle deviendra d’ailleurs plus tard conventionnelle dans tout le pays.

Marion Mahony Griffin
Marion Mahony Griffin ©https://www.architecturalrecord.com/

Le Corbusier, versatile architecte, est resté dans les annales pour ses contributions à l’architecture, pour certaines idées urbanistiques heureusement inaccomplies, mais aussi pour sa contribution au design mobilier. Sa rencontre avec une jeune designer de 24 ans, Charlotte Perriand (1903-1999), dans un salon du meuble, restera pour la jeune femme marquée par ces mots que lâcha Le Corbusier « Nous ne faisons pas de patins ici ». Quelques mois plus tard, lorsque Charlotte exposa au Salon d’Automne, elle reçut une offre de collaboration du même Corbusier. Un an plus tard, elle introduit l’esthétique des machines dans le design d’intérieur puis conçut - elles restent aujourd’hui culte et reproduites à foison - les fameuses chaises B301 (Siège à dossier basculant), B306 (Chaise longue) et LC2 (Grand confort) signées Le Corbusier.

Chaise longue
Charlotte Perriand ©https://media.wmagazine.com

L’histoire a l’habitude de se passer des femmes, ce qui rend leur absence dans les annales de l’architecture banale.

L’architecte a longtemps été un bâtisseur anonyme auquel l’histoire attachait peu d’importance – au service des gouvernants, son rôle était de matérialiser leur pouvoir ou celui des dieux. Avec la Renaissance et l’humanisme, l’uomo universale devient le centre de l’univers permettant ainsi à l’architecte de sortir de l’ombre et d’obtenir une plaque sur laquelle est inscrite son nom. Il obtient dès lors un statut, et tout ce qui s’ensuit. L’architecte sort de l’ombre sous les traits d’un mâle visionnaire, un héros. Cette vision prométhéenne, mythologique de l’homme perdure encore aujourd’hui et est incarnée par ces modernes que sont Gropius, Wright, Le Corbusier, Mies van der Rohe, Fountainhead et Roarke. Ces modernes sont les archétypes du héros libérateur, créateur solitaire qui serait prêt à mourir pour la survie de ses idées.

Où sont les femmes dans cette histoire ? Essayez de me citer un nom qui n’est pas celui de Zaha Hadid, et qui a marqué l’histoire de l’architecture moderne. Toujours pas ? Peut-être sur les doigts d’une main ?

Pour arrêter de se heurter au plafond de verre, il nous faut plus de conscience féministe.

Si nous nous penchons sur la répartition par genre du corps professoral et des étudiant(e)s à l’Université d’architecture de Sarajevo, nous remarquerons que le rapport tend vers une répartition égale, et conclurons assez facilement qu’il n’existe aucune discrimination.

La situation dans la pratique du métier est cependant différente. C’est effectivement le lieu du schisme, et plus exactement au niveau du management que les femmes sont mises de côté. Comme le dit bien Denise Scott Brown, les institutions de l’enseignement formel sont certainement les lieux où les femmes subiront le moins de discrimination quant à leur capacités à se former. De la même manière, les premières années de stage ne montreront pas une grande différenciation entre hommes et femmes, à position égale par ailleurs. Les difficultés surgiront lorsqu’un niveau de responsabilité plus élevé entrera en jeu – les entreprises et les clients choisissent plus souvent les hommes aux femmes. Cette situation « d’échec », pas si rare chez les femmes, entraîne un sentiment de culpabilité, alors même qu’en filigrane sont enracinés préjugés et rapports de force, c’est-à-dire de la misogynie, entérinée de façon répétitive dans un système de valeurs patriarcal cruel et rigide.

Les résultats de l’enquête menée en 2017 par The Architectural Review démontrent que nous n’avons pas énormément avancé depuis l’essai publié par Denise Scott Brown en 1975 "Room at the Top ? Sexism and the Star System in Architecture". Une enquête en ligne (77 questions) à laquelle ont participé 1.277 femmes et 340 hommes donne une idée de l’expérience au travail et des responsabilités au-delà du poste de travail chez les architectes. 70% des sondés sont situés au Royaume-Uni, 12% aux États-Unis, 8% en Europe, 3% en Australie et en Nouvelle-Zélande et 3% au Proche-Orient et en Asie. Trois-quarts des sondés ont entre 20 et 30 ans dont la majorité travaillent comme architecte ou assistant. Au total, 63% des sondés qui ont terminé cette enquête sont des architectes qualifiés.

Plus de 50% des femmes interrogées (ainsi que 25% des hommes) disent avoir subi durant l’année dernière des discriminations directes ou indirectes, incluant sexisme, comportements violents et harcèlement sexuel. 70% des femmes qui ont fait état de discriminations les ont subies au travail. La discrimination apparaît dans ce cas le plus souvent lors des entretiens d’embauche.

Quelle(s) voie(s) emprunter pour se diriger vers un changement ?

Denise Scott Brown

La réponse la plus évidente : passer par le système éducatif - inscrire les femmes architectes dans l’histoire, c’est-à-dire leur rendre leur place.
Puisque les méthodes conventionnelles de recherche, archives et bibliothèques comprises, s’avèrent inopérantes car on rassemble peu ou pas de travaux de femmes architectes, j’ai dû me tourner vers internet et je suis tombée sur une architecte bulgare – Milka Bliznakov. Le désert informatif et matériel a nourri nos frustrations et nous a à tout jamais liées. Milka Bliznakov a décidé en 1985 de mettre fin à ce problème en fondant les archives internationales des femmes architectes (IAWA) localisées à Blacksburg où se trouve la Virginia Tech.

Il s’agit de documenter toute contribution de femmes architectes en regroupant, préservant et en rendant accessible les documents des organisations de femmes architectes ainsi que les travaux d’architectes, paysagistes, designers, historien(ne)s, critiques et urbanistes.

Il faut insister sur le fait que les IAWA (The international Archive of Women in Architecture) ont d’abord rassemblé les travaux de femmes architectes qui ont exercé à une époque où peu de femmes le faisaient. Les IAWA saluent cependant tout matériel qui pourrait documenter ces générations de femmes qui ont œuvré dans le milieu de l’architecture afin de compléter le sérieux manque de sources primaires disponibles. Toute femme intéressée par ce chantier de documentation historique peut contacter les IAWA afin de faire don de matériel pertinent (architecture et design).

Despina Stratigakos est investie de la même mission – celle de rendre leur place aux femmes dans l’histoire de l’architecture. Elle a ouvert une page Wikipédia intitulée « Femmes architectes ». Despina œuvre intensément depuis 15 ans à la reconnaissance des femmes architectes. Son livre « A Women’s Berlin : Building the Modern City  » a reçu le prix Milka Bliznakov qui récompense toute contribution qui permet aux femmes architectes de retrouver leur place dans l’histoire.

La page Wikipédia « List of women architects » a vu son contenu doublé grâce aux efforts d’activistes et de collectifs tels que ArchiteXX et Parlor. Les listes sont filtrées par pays : aujourd’hui trois architectes de Bosnie-Herzégovine vivant et exerçant à l’étranger y sont listées.

Il est décevant de constater qu’il n’existe aucune information sur les femmes architectes en Bosnie-Herzégovine (BiH). Dans le livre écrit par la Professeure Sabira Husedžinović où elle décrit 500 monuments en BiH, il n’est pas une seule fois fait mention d’une femme architecte. Si l’on compare les travaux des pays limitrophes, il existe déjà une documentation conséquente sur la contribution des femmes dans la pratique de l’architecture. Vous trouverez aisément des informations sur l’architecte monténégrine Svetlana Kani Radević, sur le bureau d’architecte belgradois Atelje Lik fondé et longtemps géré par des femmes, Jelisaveta Načić, Milica Krstić, Snežana Vesnić, Pranvera Hoxha et d’autres que je présenterai lors des semaines à venir. Nous invitons toute personne possédant des informations et de la documentation sur le travail de femmes architectes en BiH à nous contacter. Les membres actifs de l’AABH (Association des architectes en Bosnie-Herzégovine) s’efforceront de continuer à contribuer à ce projet.

Pour conclure, je vous fais part du conseil prodigué par Denise Scott Brown aux jeunes femmes architectes, mais aussi aux femmes en général : pour arrêter de se heurter au plafond de verre, il nous faut plus de conscience féministe.

Sanela Dizdar

Lien originel : http://www.aabh.ba/novosti/%C5%BEene-u-arhitekuri_01/