Muhamedin Kullashi

Effacer l’autre. Identités culturelles et identités politiques dans les Balkans

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Par Jean-Arnault Dérens

Le dernier livre de Muhamedin Kullashi regroupe plusieurs essais, d’inégale valeur. On passera sur quelques textes de circonstances (« La chute de Milosevic », « Nettoyage ethnique en ex-Yougoslavie », essentiellement consacré à la guerre de Bosnie).

Deux essais sont particulièrement importants. Dans « L’affrontement des identités », Muhamedin Kullashi tente, non sans courage, de reconstituer la genèse des idéologies nationales, étudiant notamment leur fascination pour les « mythes des origines ». Étudiant l’histoire des dernières décennies, il montre comment ces différents mythes se répondent et se copient : « on a l’impression que le mythe albanais concernant le Kosovo apparaît comme une réplique ultérieure au mythe serbe » (p. 45). On notera aussi des pages très pertinentes sur le choc causé chez de nombreux intellectuels du Kosovo par la découverte de l’Albanie « réelle ».

Dans un autre texte, « La responsabilité des intellectuels dans les violences balkaniques », il essaie de comprendre comment et pourquoi les intellectuels de l’ancienne Yougoslavie, qui disposaient d’une liberté enviée par leurs collègues des autres pays d’Europe orientale, qui bénéficiaient d’une riche tradition d’échanges et de contacts, ont pu devenir des vecteurs de la haine nationale. Il évoque « une compensation pour les frustrations subies, un simulacre d’engagement intellectuel » (p.152), en soulignant que la « question du Kosovo » a été le premier théâtre de cette bataille intellectuelle, et en établissant, là encore, un parallèle entre les intellectuels nationalistes serbes et albanais. De manière amusante, les deux noms de Dobrica Cosic et Rexhep Qosja symbolisent ce conflit, alors qu’ils portent en réalité le même patronyme, d’origine turque.

Le texte intitulé « La crise de la Macédoine » ne manque pas d’intérêt, même s’il comprend quelques surprenantes erreurs, comme la tuerie de migrants clandestins de Rastanski Lozja, qui a eu lieu en février 2002 et non point 2001. L’auteur reconstitue de manière riche et équilibrée la formation des nationalismes macédonien et albanais, en soulignant les contradictions de ces deux modèles politiques.

À côté de ces réflexions réellement enrichissantes, on regrette que l’auteur ressente le besoin de recourir à des « inexactitudes délibérées » : non, les Albanais ne représentent pas « un tiers » de la population de la Macédoine, mais seulement 25%, et non, Skopje ne compte pas « presque autant d’Albanais que de Macédoniens » (p. 181). Les Albanais représentent un peu plus de 20% de la population de la capitale macédonienne. Personne ne peut sérieusement remettre en cause les résultats du recensement de 2003, étroitement surveillé par divers organismes internationaux.

Malgré ces faiblesses - ou ces petites malhonnêtetés - ce livre doit être lu comme le « carnet de bord » d’un observateur engagé, et comme une contribution importante à une étude dépassionnée de l’éclatement et des guerres yougoslaves qui reste encore à écrire.

L’auteur de ces lignes doit enfin relever qu’il est cité à deux reprises dans l’ouvrage de Muhamedin Kullashi, une fois de manière tout à faut sympathique, l’autre fois pour faire l’objet d’une attaque dans une note de bas de page (p.87), tellement violente qu’elle n’en devient que ridicule.

Alors que Muhamedin Kullashi soulève des questions extrêmement intéressantes, il serait bon qu’il accepte l’idée que l’expression d’idées et d’analyses différentes est une condition de tout débat, du moins si l’on admet que l’ère des pratiques staliniennes est définitivement close.