Par Paul Battez
« Nous ne nous tairons pas », « Arrêtez le génocide contre les femmes » : devant les grilles du palais de justice de Sofia, le 31 juillet dernier, les pancartes brandies par plus de 10 000 personnes témoignent de la colère qui gronde dans la société bulgare.
C’est un nouveau drame, survenu le 26 juin à Stara Zagora, dans le centre du pays, qui a déclenché cette révolte : une jeune fille de 18 ans a été agressée à son domicile par son ancien compagnon, âgé de 26 ans. Défigurée, elle a subi une vingtaine de coups de couteaux entraînant une commotion cérébrale et la nécessité de nombreuses opérations chirurgicales. Mais son examen médico-légal a seulement constaté des « blessures corporelles légères ». L’assaillant, en liberté probatoire au moment des faits, a été libéré 72 heures après son arrestation.
Au cours de cette affaire, « trop d’actions et de décisions inappropriées ont été prises à différents niveaux institutionnels », dénonce Victoria Petrova, membre du Fond bulgare pour les femmes (BFW), un organisme qui soutient et subventionne plus d’une centaine d’organisations féministes. Lorsque le scandale a éclaté, à la fin du mois de juillet, des manifestations en soutien à la jeune fille ont eu lieu dans plus de dix villes du pays.
Jamais nous n’avions encore été témoins d’une telle mobilisation pour le droit des femmes de mener une vie sans violence.
« Jamais nous n’avions encore été témoins d’une telle mobilisation pour le droit des femmes de mener une vie sans violence », témoigne Victoria Petrova. Au-delà de l’affaire, un large mouvement de dénonciation des violences sexistes, « probablement le plus grave problème qui affecte les femmes en Bulgarie », a émergé dans tout le pays.
Selon l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, en Bulgarie, une femme sur quatre est victime de violences domestiques au cours de sa vie. Un fléau « très peu pris en charge par la justice », estime l’avocate Elena Krasteva, coordinatrice pour l’Alliance pour la protection contre la violence, qui propose une aide juridique et psychologique aux victimes. En 2022, « seulement » 188 cas de violences conjugales contre des femmes ont été recensés par le ministère du Travail et de la politique sociale.
Une femme sur quatre victime de violences domestiques
« Les femmes sont victimes d’une double exploitation », dénonce le collectif féministe et intersectionnel LevFem. « Elles sont exploitées dans la sphère professionnelle, où elles sont moins payées que les hommes pour le même travail », mais aussi « à la maison, où elles sont souvent victimes des violences de la part de leur conjoint ». Depuis sa fondation en 2018, le collectif organise des actions militantes et rédige des propositions de révision de la loi civile qui protège les victimes de violences conjugales.
En plus de cette loi spécifique, le Code pénal sanctionne les violences domestiques. Mais ces deux textes restent largement incomplets. Dans le Code pénal, il n’y a « pas de sanction plus sévère prévue pour les délits sexuels commis dans le contexte de la violence domestique », pointe Elena Krasteva. De plus, « aucune protection n’est accordée aux personnes ayant une relation intime mais qui ne vivent pas ensemble ».
Avec le retentissement de l’affaire de Stara Zagora, dans laquelle la jeune fille ne vivait pas avec son compagnon, « la nécessité d’étendre la protection de la loi civile à plus de personnes s’est imposée », souligne l’avocate. Le 7 août, les députés ont décidé, lors d’une séance exceptionnelle, que la protection de la loi s’étendrait aux victimes de violences dans le cadre d’une « relation intime », définie selon ces termes :
« Ensemble de relations sexuelles volontaires, permanentes, personnelles, intimes entre deux personnes physiques, homme et femme, qu’elles partagent ou non un ménage et dont l’origine, le contenu et la fin ne sont pas soumis à une réglementation légale par une autre loi. Sont permanentes au sens de la phrase précédente les relations d’une durée d’au moins 60 jours ».
Les critères retenus pour cette définition sont une « absurdité », selon Elena Krasteva. L’avocate critique notamment le délai minimum de 60 jours, « alors qu’une personne peut être victime de violence après une seule journée d’interaction intime », ainsi que l’exclusion « délibérée » des couples homosexuels du cadre de la loi.
Souhaité par les députés du Parti socialiste bulgare (PSB), l’ajout de la mention « homme et femme » dans la définition a finalement été acceptée par l’ensemble du Parlement. Au regard des propos homophobes tenus par certains députés lors de la séance, « la situation des personnes LGBT en Bulgarie se détériore de jours en jours », conclut le collectif LevFem, qui organise par ailleurs régulièrement des mobilisations contre les attaques envers la communauté.
Combattre les stéréotypes
Déçues par les institutions, les organisations féministes insistent aujourd’hui sur l’importance de redéfinir en profondeur la représentation des femmes dans la société bulgare. « La violence est un problème complexe et nous devons employer une stratégie globale pour la combattre », martèle LevFem. En effet, la société « attribue des rôles traditionnels et stéréotypés aux femmes », qui sont souvent à l’origine des violences, explique Victoria Petrova.
Plutôt que d’être combattus par la classe politique, ces stéréotypes sont régulièrement repris jusqu’au Parlement. Tandis que les femmes ne représentent que 25% des députés, les débats qui y sont tenus « légitiment les pratiques discriminatoires », regrette Victoria Petrova. Dernier exemple en date : le 7 août, le député du GERB, Vezhdi Rashidov, a lancé des insultes misogynes à propos des femmes victimes de violences domestiques. Ses propos ont provoqué une interruption de la séance, et ont précipité sa démission deux jours plus tard.
Selon Victoria Petrova, la société civile a le pouvoir de lutter contre ces violences : « La mobilisation après l’affaire de Stara Zagora prouve que si nous sommes unis autour de valeurs communes, nous pouvons presque tout accomplir », indique-t-elle. « Un jour, les gens comprendront que si les femmes s’épanouissent, c’est toute la société qui en bénéficie ! ».