Blog • Une famille sefarade de Bosnie, ou la disparition d’un monde

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Gordana Kuić, Parfum de pluie sur les Balkans, traduit du serbe par Dejan Babić, Lausanne, Noir sur Blanc, 2022.

La synagogue de Sarajevo
© Wikipedia Commons

Tout commence avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, perçu par les yeux d’une enfant inconsciente de la portée du drame qui vient de se produire et s’achève, trente années plus tard, dans les décombres de la seconde guerre mondiale : trente années pendant lesquelles
une famille juive séfarade de Bosnie, les Salom, va changer à tout jamais, ballotée et dispersée non seulement par l’Histoire mais aussi par les forces du destin, laissant derrière elle tout un monde unique aujourd’hui disparu.

Cette réédition en français de Parfum de pluie sur les Balkans, qui connut un vif succès international il y a une vingtaine d’années, survient à l’occasion du 530-ème anniversaire de l’expulsion des Juifs d’Espagne, en 1492, rappelle l’auteure en exergue, ajoutant que "connaître sa famille, c’est en apprendre davantage sur soi". Elle ne cache pas d’ailleurs que le roman "est fondé sur des faits et des
personnages réels", une évidence pour le lecteur dès les premières pages, tant le récit revêt la saveur irremplaçable des témoignages familiaux.

Parfum de pluie raconte l’histoire de cinq soeurs, parmi lesquelles Blanki, qui n’était autre que la mère de l’auteure, et Buka, l’aînée, devenue Laura Papo Bohoreta, écrivain reconnue et féministe de la première heure dans les Balkans.

Hommage au ladino

Le récit chemine dans l’entre deux-guerres, entre Sarajevo, Belgrade et Zagreb ou l’étranger comme l’Italie, la France ou l’Autriche, avec de généreuses citations en ladino, cette langue magnifique venue du fond des siècles et qu’utilisent encore aujourd’hui les juifs séfarades des Balkans.

Chacune des filles Salom a un caractère fort et un tempérament ardent. Elles sont bien déterminées à imposer leur choix de vie mais aussi leurs choix amoureux face aux traditions et conventions que tente désespérément de préserver leur mère, Estera. Gordana Kuic brosse d’elle un portrait plein d’affection, même si son entière sympathie va bien sûr à l’irrépressible volonté d’indépendance des cinq jeunes filles. Les personnalités des deux frères paraissent à côté bien ternes.

"Pourquoi faut-il justement que mes filles soient les premières ?", s’exclame Estera en ladino, épouvantée à l’idée de voir sa petite dernière, Riki, quitter Sarajevo pour rejoindre le ballet de Belgrade où elle imposera son talent. Le livre fournit d’intéressantes remarques sur l’apport des exilés russes à la
danse et à la vie culturelle à Belgrade dans l’entre deux-guerres.

« Personne, dans toute l’histoire de la famille Salom, n’avait jamais fait cela ». Estera a cette remarque désabusée devant la volonté d’émancipation de ses filles, consciente de ce que cela représente pour l’avenir de la cohésion familiale.

Les jeunes femmes se sentent de plus en plus à l’étroit à Sarajevo, une ville « boueuse qui entravait toute velléité de liberté et d’anonymat ». Klara aspire à rejoindre Vienne pour y parfaire son métier de modiste. « Là elle pouvait sourire à qui bon lui semblait, sans avoir à se demander s’il s’agissait d’un musulman, d’un Serbe, d’un juif ou d’un catholique ».

La fin d’une époque

Et pourtant, Sarajevo, la provinciale, avec « ses quatre peuples confinés dans une petite cuvette, qu’on appelait les Bosniaques », avait son charme, écrit Gordana Kuic. "Ils vivaient dans une haine latente, mais aussi dans un amour mutuel. Les musulmans avec le Ramadan, les juifs avec Pessah, les catholiques avec Noël et les orthodoxes avec leurs fêtes patronales - tous supportaient en silence et acceptaient les coutumes et l’existence des autres (...) « Il existait une harmonie dans tout cela, bien qu’il n’y eût pas de mélange (...) Cependant, il suffisait d’enlever une seule tesselle de cette mosaïque soigneusement construite pour que toute l’image se désagrège (...) Comme un marteau, la guerre avait fait sauter ce fragment et faussé l’équilibre. La guerre (la seconde guerre mondiale) avait transformé les différences en haine ».

Les filles Salom sont aussi des amoureuses passionnées, faisant fi du scandale en s’unissant avec des hommes, toujours très beaux, n’appartenant pas à leur communauté, comme un Serbe orthodoxe ou un catholique, accentuant l’étiolement de la famille aux yeux d’Estera.

La vieille dame protectrice des traditions était une « adepte des anciennes idées mais la première à en accepter de nouvelles », remarque-t-on à sa mort en 1939 et beaucoup dans la communauté juive de Sarajevo ont le sentiment d’assister alors à « la fin d’une époque ».

« Il me semble qu’avec notre génération s’éteignent les dernières traditions séfarades dans les Balkans », soupire, lucide, Riki, la danseuse.

Terrible symbole de ce destin d’une communauté, on ne retrouva jamais où Buka, l’écrivaine et féministe, fut enterrée dans le cimetière juif de Sarajevo. Décédée au plus fort du drame de la Seconde Guerre mondiale, en 1942, « sa tombe fut détruite. Ne restèrent que ses écrits ».