Le fait est peu connu, mais la toute première étude de la correspondance de Marcel Proust dans le monde était roumaine. Publiée en 1938 à Bucarest par Mihail Sebastian, il s’agit d’un petit ouvrage remarquable et perspicace d’un écrivain analysant l’oeuvre d’un autre écrivain et constitue un exemple magnifique de la vitalité de la francophonie en Roumanie au XXe siècle.
La correspondance de Marcel Proust (Corespondență lui Marcel Proust), publiée pour la première fois en français par les éditions Non lieu, a été traduite par Laure Hinckel, qui a déjà fait connaître en France plusieurs auteurs roumains, parmi lesquels le remarqué Mircea Cartarescu.
Le travail de Mihail Sebastian (1907-1945) est « injustement » absent de « toutes les bibliographies » consacrées à Marcel Proust et dont la liste a singulièrement augmenté à l’occasion du centenaire de la mort de l’auteur d’À la recherche du temps perdu, l’année dernière, écrit Laure Hinckel dans sa préface. Or, Mihail Sebastian « a réussi, sur 90 pages et sur la base de 1200 lettres, à percevoir l’essentiel ».
Sa lecture « passionnément précise et honnête » de la correspondance, celle d’un écrivain très averti décortiquant de l’intérieur l’oeuvre de Marcel Proust, méritait d’être sortie de l’oubli où elle est restée pendant plus de 80 ans, poursuit Laure Hinckel.
Radu Cioculescu, le premier traducteur de Proust
Quel destin d’ailleurs que celui de La Recherche... en Roumanie ! Laure Hinckel nous indique dans une note que l’oeuvre de Marcel Proust a été mise à l’index pendant toute la période stalinienne. Son premier traducteur, Radu Cioculescu, avait presque terminé son travail, 4000 pages de traduction tout de même, lorsqu’il fut arrêté en 1949 et condamné par le pouvoir communiste à douze ans de prison. Il est mort dans un des camps les plus terribles du goulag roumain, héros et martyr oublié de la défense de la francophonie. Il convenait de saluer son nom.
On reste rêveur devant le niveau de connaissance de notre langue de la part de tous ces écrivains roumains et beaucoup des réflexions de Mihail Sebastian sont toujours des plus pertinentes aujourd’hui, même si le corpus des lettres de l’auteur de La Recherche... s’est considérablement étoffé depuis.
Il met tout d’abord en évidence le rôle de la mère de l’écrivain, la mère adorée, adulée, qui fut « le seul miel de ma vie », écrit Marcel Proust dans une lettre. Pour Sebastian, sa mort eut un effet d’« inconsciente libération » car « jamais Proust n’aurait écrit la Recherche pendant la vie de sa mère. Un sentiment de pudeur filiale l’en aurait empêché ».
Car Proust abordait dans son oeuvre capitale des « zones de psychologie et de moeurs, que la littérature n’avait osé aborder que de manière allusive », poursuit Mihail Sebastian qui, à aucun moment, n’évoque ouvertement l’homosexualité de l’écrivain.
Un écrivain juge un autre écrivain de l’intérieur
L’un des grands plaisirs de cette Correspondance de Marcel Proust observée par Mihail Sebastian est de voir un écrivain juger un autre écrivain, sur son métier, les questions de style, de composition des personnages. Tout cela est vu de l’intérieur et Mihail Sebastian se délecte de repérer les passages les plus révélateurs dans la correspondance de l’auteur de la Recherche...
Proust, qui était un « correspondant à la fois méticuleux et exténué » en raison de ses problèmes de santé, avait été « élevé dans l’intimité des grands classiques » tout en voulant écrire « autrement ». Les écrivains « ne commencent à écrire bien qu’à condition d’être originaux, de faire eux-mêmes leur langue », écrit l’auteur de la Recherche dans une lettre repérée par Mihail Sebastian. « On ne fait bonne figure, auprès des écrivains d’autrefois qu’à condition d’avoir cherché à écrire tout autrement ».
Poursuivant ses analyses très solides de l’oeuvre de Proust, il observe aussi en connaisseur comment il s’est efforcé, comme tous les romanciers, de « brouiller les pistes » dans l’élaboration de ses personnages et de « supprimer tout lien direct entre ses héros et leurs modèles ». Sebastian relève également que Proust « ne voulait pas accepter la réputation d’auteur prolixe et minutieux, perdu dans les détails ».
« Brouiller les pistes »
Et toujours cette connaissance intime et raffinée de la langue française ! Mihail Sebastian évoque avec un bonheur évident les questions de syntaxe ou de vocabulaire soulevées par Proust auprès de ses correspondants.
Une mine de renseignements pour les admirateurs de l’écrivain qui devait s’élargir encore avec les milliers d’autres lettres à venir. Mihail Sebastian est convaincu que Marcel Proust « n’a eu à aucun moment le soupçon que ses lettres lui survivraient. Cette pensée lui aurait été insupportable », tant ces missives étaient écrites « à la volée, dans une totale absence de contrôle de style, les rendant pour nous, aujourd’hui, émouvantes dans leur négligence nerveuse ».