Blog • Un siècle d’une histoire familiale russe. La difficile quête de la mémoire

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En mémoire de la mémoire de Maria Stepanova, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, 624 pages, éditions Stock la cosmopolite, 2022.

Bien difficile de définir En mémoire de la mémoire, à la fois récit, témoignage, enquête, essai, ce livre considérable et tout à fait à part, qui a demandé cinq années de travail à son auteure, la poétesse et journaliste Maria Stepanova, retrace un siècle de l’histoire d’une famille juive de Russie tout au long du XXe siècle et jusqu’à nos jours.

Maria Stepanova le confie dès le début. Son premier livre en prose est l’oeuvre de toute une vie, une quête dont elle rêvait dès l’enfance et la mort de sa tante, qui l’obligea à vider son logis des multiples et hétéroclites objets parfois dérisoires que laissent les défunts derrière eux, la mena à se plonger pour de
bon dans le passé familial.

L’entreprise était d’autant plus difficile et considérable qu’aucun fait saillant ne semblait distinguer les siens, pas de personnalités en vue, mais beaucoup de médecins, pas de membres du Parti communiste, mais des femmes souvent fortes et déterminées, finalement une famille « des plus ordinaires, ni riche ni notable", "sur fond de soviétisme ordinaire », n’ayant comme ambition en fin de compte que de rester cachée, à l’abri des fureurs de l’Histoire.

Mais comment une famille telle que celle de Maria Stepanova, pour laquelle les pogroms en Ukraine, d’où étaient originaires une partie des siens, « n’étaient pas un sujet de conversation », pouvait-elle échapper, comme toutes les familles soviétiques, aux tempêtes du 20-ème siècle ?

Rester « invisibles »

« Amusant, quand on y songe, qu’une part considérable des efforts de mes grands-mères et grands-pères ait justement visé à ce qu’ils restent invisibles. Atteindre à la discrétion voulue, se perdre dans les ténèbres domestiques, se maintenir à l’écart de la grande Histoire, avec ses monstrueux narratifs et ses
marges d’erreur de millions de vies humaines. Consciemment ou non - allez savoir ! - ils avaient fait ce choix ». D’autres avaient choisi de se faire oublier en se fondant dans le mouvement de l’Histoire, à l’instar du grand-père Kolia Stepanov, qui appartenait à « cette génération de rêveurs soviétiques, vouée
à disparaître à la fin des années 40, désirant furieusement accomplir tout ce qu’exigera le pays, construire une ville-jardin et s’y promener ».

Reconstituer le passé a ses pièges, car « il s’ensauvage, se couvre d’oubli comme d’une forêt ». Maria Stepanova risque même ce constat désabusé. « Le plus intéressant d’une histoire personnelle est ce qu’on en ignore ».

Et pourtant, l’Histoire revient constamment dans ce récit, avec son cortège d’horreurs, les purges, les guerres mondiales, le siège de Léningrad où périt le jeune Liodik, le complot antisémite des « blouses blanches » des toutes dernières années de Staline.

Entre digressions sur l’histoire littéraire russe ou l’esprit des lieux, leur passé, le charme des objets familiaux, l’attrait ambigu des images ou des photographies, Maria Stepanova poursuit son enquête entre la Russie, l’Ukraine, Paris ou Berlin, autant de tableaux convaincants d’une époque ou de milieux
divers. La description d’Odessa, « la mégalopole cosmopolite » d’où venait son grand-père ou l’atmosphère du Paris d’avant 1914 où son aïeule Sarah avait décidé d’étudier sont particulièrement réussis. Il s’agit de « l’histoire d’une famille européenne » et non seulement russe, soulignait récemment
Maria Stepanova sur France Culture en déplorant que la Russie actuelle ait "tout fait" pour se couper de l’Europe. « C’est très triste ».

Le pays de la « mémoire déviée »

Dans cette famille dont l’histoire, à en croire Maria Stepanova, est « une liste d’espoirs non réalisésn », il y a les conseils que l’on se transmet de père en fils, de mère en fille et qui sont peut-être au coeur de l’identité de ses membres. « Ce rapport frénétique aux études supérieures, qui se transmet de génération
en génération, chauffé jusqu’au fanatisme religieux, j’en ai le souvenir depuis mon enfance. Nous sommes juifs, me rappela-t-on pour mes dix ans. Tu ne peux pas te permettre de ne pas étudier ».

Les événements actuels en Ukraine et la fatalité de l’Histoire russe résonnent singulièrement en lisant ces lignes. « La Russie, où le tourbillon de violence s’est prolongé inlassablement, formant une sorte d’enfilade traumatique que la société traverse de malheur en malheur, de guerres en révolutions,
famines, assassinats de masse, nouvelles guerres et nouvelles répressions, est devenue, avant d’autres, le territoire de la mémoire déviée. Les versions dédoublées, détriplées, voilées des rides de non-coïncidences et divergences, de ce qui s’est passé au cours des cent dernières années, masquent
la lumière sur le présent, comme une couche de papier opaque ».

En finir avec « leur dose d’Histoire »

Prendre du recul sur le passé du pays, reprendre son souffle pour l’analyser, est si difficile qu’il entrave le présent et l’avenir. Maria Stepanova se souvient que lorsque ses parents décidèrent d’émigrer en Allemagne, à la chute de l’URSS en 1991,« je n’arrivais pas à me repérer dans ce qui était si évident (pour eux), comme s’il me manquait des yeux ; eux avaient eu leur dose d’Histoire, ils voulaient descendre sur la terre ferme ».

Il faudra plusieurs années à Maria Stepanova pour franchir le pas à son tour. Elle vit aujourd’hui à Berlin. En mémoire de la mémoire a été traduit en 27 langues et récompensé par de nombreux, prix. On regrette seulement l’absence d’un arbre généalogique qui aurait aidé un peu le lecteur dans le récit de cette destinée familiale.