Blog • Un reportage oublié, Moscou en 1931

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L’Amour chez les Soviets, Choses vues, de Louis-Charles Royer, Les Editions de France (1932)

Le pèlerinage à Moscou de nombreux intellectuels français dans les années vingt et trente a suscité une importante littérature, où l’on s’extasiait la plupart du temps sur les réussites du jeune régime soviétique, mais d’autres en revenaient bien plus réservés et les hasards de recherches chez un bouquiniste nous ont fait découvrir ce très étonnant reportage oublié sur la Russie de Staline, en 1931, particulièrement perspicace sur la nature du régime, plusieurs années avant le fameux Retour d’URSS d’André Gide.

L’auteur, Louis-Charles Royer (1885-1970), surtout connu de certains spécialistes pour des romans érotiques qui eurent du succès en leur temps, ne se départ pas dans L’Amour chez les Soviets d’un ton légèrement narquois et goguenard, parfois même fanfaron, qui peut agacer. Il n’en reste pas moins que l’homme était doté d’un authentique talent de journaliste et gardait les yeux ouverts, parvenant en dépit des difficultés et des guides officiels qui l’accompagnaient à saisir la réalité d’une société bouleversée par la collectivisation et gagnée par la terreur stalinienne.

Avant la fermeture définitive

Car l’intérêt de ce livre réside dans certains propos recueillis et qui allaient devenir inimaginables peu après. La dictature connaissait encore quelques failles, malgré l’embrigadement des esprits. L’Amour chez les Soviets, c’est au fond la Russie de Staline avant la fermeture définitive. On reste confondu par la véracité criante et tragique de certains échanges lorsque l’auteur réussit à échapper à ses accompagnateurs, ce qui allait devenir également très vite impossible.

L’auteur croise une vieille femme francophone qui supplie l’auteur d’emmener sa petite-fille en France. Mais elles savent bien au fond d’elles-mêmes qu’il est trop tard. Il décrit aussi la gêne du prêtre lorsqu’il entre dans une église où se tiennent quelques fidèles, terrorisés devant cet inconnu.

Louis-Charles Royer se moque de faire oeuvre littéraire. Le style est sobre, s’assimile presque à des notes jetées à la va-vite. Il veut raconter. C’est tout, justifiant pleinement le sous-titre, « Choses vues ».

L’image de l’arrivée en train sur Moscou s’impose au lecteur. « Un quart d’heure avant d’arriver à Moscou, je n’en soupçonnais pas l’existence. Pas de banlieue : la steppe jusqu’aux portes de la ville ». Il décrira quelques pages plus loin les malheureux hantant les gares de la capitale soviétique, après avoir fui les campagnes balayées par une collectivisation sans merci.

Moscou qui « s’emplit à crever », Léningrad qui « se vide »

Il effectue d’ailleurs une distinction entre Moscou qui « s’emplit à en crever » et Léningrad qui « se vide », avec « ses palais inhabités, ses quais déserts, ses places nues, (qui) paraissent plus somptueux encore et comme plus nobles d’être sans emploi ». C’est l’époque du premier quinquennat (1928-1933). La chute du régime tsariste est encore toute récente. Elle a moins de quinze ans.

Un passage particulièrement émouvant raconte comment Louis-Charles Royer est arrivé à Moscou avec quelques contacts éventuels confiés par des Russes blancs réfugiés à Paris. Il s’agissait tout simplement pour des familles séparées par l’exil d’avoir des nouvelles de leurs proches et de se rassurer mutuellement. Il s’en ouvre à un « fonctionnaire assez important, cultivé, très sympathique » qui ne lui demande pas les noms des personnes qu’il souhaite rencontrer. Mais il lui fait cette réponse extraordinaire : « N’y allez pas, sinon pour vous, du moins pour eux. Vous ne tenez pas à les faire mettre en prison ? »

Si l’on en croit le récit de Louis-Charles Royer, cet homme n’a pas cherché à savoir de qui il s’agissait, comme il pouvait y être enclin par ses fonctions. Cela l’aurait contraint à la délation. La seule solution digne qui lui restait en ces années-là était de prévenir une inévitable arrestation.

L’Amour chez les Soviets fournit aussi quelques pages saisissantes sur la misère sociale de la grande ville, avec ses « avortoirs » et la liberté des moeurs dans un pays qui pensait avoir mis à bas la morale bourgeoise traditionnelle.
La visite au « Cercle des écrivains et journalistes bolchévistes » est très amusante. L’auteur y distingue les « Compagnons de route », généralement plus âgés et issus des « vieilles classes », possédant encore « quelque trace de (la) culture bourgeoise » mais dont on a encore besoin pour écrire dans les journaux et les « moins de trente ans » au profil prolétarien impeccable mais novices de la plume. Dans le restaurant du Cercle, « des figures nouvelles apparaissent. Les regards sont résolus ; les mains encore calleuses ; les ’Compagnons de route’, aux yeux rêveurs, cachent, sous la table, leurs ongles trop brillants ».

Etonnant Louis-Charles Royer ! Bien oublié aujourd’hui, même si certains de ses ouvrages érotiques ont été illustrés par Jean-Gabriel Domergue, qui se considérait comme « l’inventeur de la pin-up ».