Blog • Six heures de conversation entre Saul Bellow et Norman Manea

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Avant de s’en aller, Saul Bellow, une conversation avec Norman Manea, traduit de l’anglais et du roumain par Marie-France Courriol et Florica Courriol, éditions La Baconnière, 2021.

Norman Manea
© Alchetron, The Free Social Encyclopedia

L’un, Saul Bellow, a été prix Nobel de Littérature, un écrivain unanimement reconnu pour Herzog ou Le don de Humbolt, l’autre, Norman Manea, est une voix prépondérante de la littérature roumaine, pour Le retour du hooligan, prix Médicis, et autres oeuvres : les deux hommes s’appréciaient et avaient beaucoup en commun, l’ héritage de la culture juive en Europe de l’Est et en Russie, la notion de l’exil, la littérature, autant de thèmes qui donnèrent lieu en décembre 1999 à un échange pétillant de six heures, traduit aujourd’hui en français par les éditions La Baconnière.

Cet entretien filmé s’est tenu à Boston, quelques années avant la disparition de Saul Bellow, en 2005, avait été organisé par le Jerusalem Literary Project, une organisation israélienne à l’origine de plusieurs rencontres similaires avec des écrivains juifs contemporains.

Norman Manea propose de « commencer par le début ». « D’accord, répond Saul Bellow, si tu arrives à le trouver ». Le ton est donné, malicieux, léger et vif. Bellow, né en 1915, raconte ses origines juives russes, ses parents obligés de fuir Saint-Petersbourg pour le Canada peu après la révolution d’Octobre, le déchirement que cela a représenté pour eux et surtout pour sa mère, très pieuse et qui pensait avoir quitté « le paradis ». Il souligne l’attachement qu’il a toujours conservé pour la culture russe et ses grands auteurs.

Norman Manea, né en 1936, se souvient de sa propre enfance et des « réunions juives » en Bucovine « où l’on lisait Cholem Aleikhem devant quatre cents personnes ». Il conserve le souvenir du ’shetl’ (lieu où vivaient les communautés juives en Europe de l’Est) « comme une sorte d’enclave spirituelle, comparable à l’agora grecque (...) On y trouvait tous les types de rhétoriques. Dans mon souvenir (...), je l’ai perçue comme une petite société où l’on trouvait absolument tout. Il y avait tous les types de personnages (...) Et comme dans l’agora grecque avec ses débats interminables, il y avait beaucoup de discussions ».

Pour lui, le yiddish « est un parler, la langue du peuple. La langue littéraire, c’est l’hébreu », une raison pour laquelle il a du mal, avoue-t-il, à imaginer Madame Bovary traduit en yiddish.

Les chemins de traverse

Le jeune Saul est déjà fasciné par les livres et tenté par les chemins de traverse, au grand désespoir de ses parents. Il tombe malade à Montréal et n’a pour seule lecture à l’hôpital que les Evangiles « qui m’ont énormément ému. C’était un conte où le héros était tué. Cela ne ressemblait à aucun autre conte de fées ». C’est enfin l’Amérique. Saul Bellow est tenté par « les expériences : marxisme, trotskisme, Freud », rappelle Norman Manea.

Tout un climat intellectuel et politique des années vingt et trente défile. Malgré les mises en garde de son père, Bellow est fasciné par l’Union Soviétique, comme « beaucoup de juifs russes aux Etats-Unis », car « la Russie, c’était leur passé ».

Il veut ensuite rencontrer Léon Trotski, en exil à Mexico. L’histoire n’est pas banale. Il arrive sur place en août 1940, se rend au domicile du révolutionnaire avec un camarade, « exaltés comme jamais ». On leur apprend qu’il est à l’hôpital. Ils se précipitent à l’adresse indiquée et découvrent enfin le compagnon de Lénine dans sa chambre, mort, le visage déformé par les coups de piolet de son assassin.

On admire la richesse de la vie de Saul Bellow, partagée entre l’écriture, les femmes, très présentes, et les différentes personnalités qu’il a pu approcher. Cela nous vaut quelques portraits savoureux.

Proche de l’Europe

Isaac Bashevis Singer l’exaspérait, « un type assez étrange » adorant « être à couteaux tirés avec les gens ». John Kennedy avait un côté « très direct (et) ne faisait pas preuve d’un détachement supérieur ». Bellow se souvient, amusé, d’une promenade nocturne dans Paris avec un Ionesco « tyrannisé » par sa femme.

Avant de s’en aller permet de réaliser combien Saul Bellow était resté proche de l’Europe et en particulier de la Roumanie dont était originaire son épouse, Alexandra. Il fut de plus très attaché à l’écrivain Mircea Eliade. Son hommage est toutefois nuancé. « Il savait très bien jouer au démocrate authentique et à l’érudit, voire même au gentleman, mais il n’était pas dépourvu de défauts ».
On apprend que Bellow était capable de lire Proust et Céline dans le texte. Céline, qui « reste une terrible énigme pour tous les romanciers. C’est un écrivain superbe, mais humainement, c’est aussi un type impossible (...) Il ne pouvait pas croire ce qu’il disait, autrement où aurait-il trouvé tout le raffinement intellectuel qui lui a permis d’écrire ces romans extraordinaires ? »
Saul Bellow évoque également François Mitterrand lui remettant la Légion d’Honneur « comme il aurait distribué des tickets d’alimentation aux pauvres ».

L’humour est toujours là, malgré les reflets crépusculaires de ce beau titre. Il parle du « don typiquement juif pour la comédie ». L’homme semble apaisé, avouant un « scepticisme envers la science, pas envers la religion ». « Je ne sais pas pourquoi nous devrions voir dans la mort un événement si terrible puisqu’elle est universelle ».