Blog • Russie, délire et obsessions dans l’Oural

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Les Petrov, la grippe, etc. de Alexeï Salnikov, traduit du russe par Véronique Patte, éditions des Syrtes, 306 pages, 2020.

Tout commence sous le registre de la farce. Petrov, un modeste mécanicien d’Ekaterinbourg, dans l’Oural, est entraîné, un soir d’hiver, à l’approche du Nouvel An, par un vague copain d’autrefois, Igor, dans une invraisemblable déambulation alcoolisée à bord d’un corbillard. Petrov n’a pourtant qu’une idée en tête, celle de rentrer chez lui, tant il est grippé avec sa famille, mais Igor s’en moque, tout comme le fait que leur véhicule transporte un cercueil… occupé.

On rit, l’expédition rappelle un peu les errances éthyliques et extravagantes de Moscou-sur-Vodka, de Venedikt Erofeïev, qui connut un grand succès dans les années soixante-dix en samizdat et à l’étranger, ou certains contes de Nikolaï Gogol. L’histoire invite même le lecteur à la rigolade quand les deux compères, sérieusement éméchés, se retrouvent avec leur chauffeur dans de lugubres friches industrielles d’une grande ville de province. Dans l’entre-temps, le corps du défunt a disparu de son cercueil. Le rire se fige bientôt et la gorge se serre peu à peu devant cet univers à la fois hyperréaliste et fantastique, hésitant entre le songe et le réel. L’imaginaire paraît d’ailleurs la seule échappée à une réalité aussi désespérante.

Les Petrov est un récit sombre et crépusculaire sur la Russie d’aujourd’hui, où l’URSS n’est plus qu’une « époque révolue », un aperçu sur une province reculée peuplée d’êtres souvent grimaçants et grotesques, qui s’invectivent plus qu’ils ne se parlent, ou rien ni personne ne semble en mesure de dissiper le pessimisme ambiant.

Petrov, l’équivalent de Dupont ou Durand en français, et dont Alexeï Salnikov ne nous livrera qu’incidemment le prénom, « n’avait aucune ambition personnelle, même dans le passé il n’en avait jamais eu, il était incapable d’éprouver la moindre déception dans son existence ». Un personnage terne et sans surprise, au destin tracé d’avance et dont la seule fantaisie, le seul rêve, est d’écrire des bandes dessinées. Petrov n’est guère heureux non plus dans sa vie privée, divorcé de « Petrova » et père d’un « Petrov junior », l’absence des prénoms accentuant encore le côté impersonnel et interchangeable de ces êtres quelque peu fantomatiques.

« Je ne veux pas mourir pour mes idées ; cela ne sert à rien de mourir pour un idéal, tout disparaîtra dans l’argent ou dans l’oubli, et on ne sait pas ce qui est pire », lance Sergueï, un ami suicidaire de Petrov.

Les politiques ne sont pas épargnés. « Ça fait belle lurette que le système des élections est discrédité . Rien ne peut garantir que l’homme qu’on va élire fera ce qu’il a promis (…) Au final, on élit non pas ceux qui peuvent diriger le pays, mais ceux qui veulent le diriger. Et la différence est énorme », s’exclame un compagnon de beuverie de Petrov et Igor.

Un délire grippal bourré d’obsessions...

L’inépuisable imagination de l’auteur court au fil des pages, étourdissant le lecteur qui s’interroge sur ses intentions et ce n’est qu’à l’approche de la 300ème page, à la toute fin de l’ouvrage, qu’Alexeï Salnikov paraît lever le voile, comme avec réticence, sur la dimension philosophique de son livre. « Tous les gens visent un idéal de vie qu’ils essaient d’atteindre en suivant un parcours balisé, alors que la vie autour de ces balises fait rage, imprévisible et intarissable ».

Petrov « avait un peu le sentiment que tout aurait dû se passer autrement, qu’à part la vie qui était la sienne, il en existait une autre, immense, pleine de choses complètement différentes, inconnues (…) et malgré les dimensions immenses de cette vie, Petrov n’y avait jamais eu accès en près de trente années, parce qu’il n’avait jamais su comment s’y prendre. » Comme s’il avait vécu dans une « sorte de délire grippal bourré d’obsessions », l’empêchant de « comprendre des choses plus essentielles qu’il ne pouvait de toute façon pas formuler ».

Les Petrov serait donc, malgré la tonalité très sombre et nihiliste du livre, un appel à s’insurger contre un destin tout tracé et à inventer sa vie comme on l’entend, à en exploiter tous les possibles.

Alexeï Salnikov, dont le livre a connu un succès considérable en Russie, a été couronné de plusieurs prix. L’auteur a eu lui-même un parcours pour le moins original, puisqu’il a exercé les métiers les plus divers, opérateur de chaufferie, mécanicien, gardien, plombier, journaliste et traducteur. Né en 1978, il vit depuis ces dernières années à Ekaterinbourg.