Blog • Quand le « Président » parle de lui-même à la troisième personne

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Et ses démons, d’Edward Limonov (éditions Bartillat, traduit du russe par Monique Slodzian).

Edward Limonov
© Editions Bartillat

« Il n’aimait en fait que les soldats, les conspirateurs et les putes et s’il se mettait en peine de discours pour les gens ordinaires, au fond, il ne les aimait pas. S’il le fallait, il allait vers eux, leur parlait, savait les convaincre et les impressionner, mais en réalité, il se forçait ». Edward Limonov a de toute évidence une très haute idée de lui-même comme on peut le voir dans son dernier livre, Et ses démons, où cette personnalité inclassable de la scène moscovite d’hier et d’aujourd’hui, située entre littérature et action politique, star system habilement entretenu et culture alternative, parle de lui-même à la troisième personne sous l’appellation du « Président ».

Edward Limonov a relaté dans de nombreux ouvrages sa vie aventureuse, depuis la lointaine Ukraine soviétique de son adolescence, en passant par ses années de survie à New York, son séjour parisien, la Yougoslavie en guerre, ses prisons, ses amours, multiples, et son parcours d’éternel opposant, en URSS mais aussi dans la Russie de Poutine, tissant au fil des années le récit peu commun d’un homme témoin de son temps de tempêtes et de bouleversements comme il y en a eu peu dans l’Histoire. Journaliste, poète, Edward Limonov, âgé aujourd’hui de 75 ans, a eu une vie extraordinairement mouvementée. Le livre que lui a consacré Emmanuel Carrère, Limonov, prix Renaudot 2011, a grandement contribué à le faire connaître auprès d’un large public en Occident, séduit apparemment par le destin singulier d’un être qui sent le soufre et à l’appétit de vie insatiable.

Qui sont donc ces fameux « démons » évoqués dans le titre ? Les forces de l’adversité et du mal qui, il en est persuadé, veulent sa peau. L’homme se défend d’être parano, assurant avoir "un rapport plutôt raisonnable à la réalité", mais il ajoute qu’il « se trouve depuis vingt ans aux arrêts domiciliaires volontaires et ne quitte les lieux de sa réclusion qu’accompagné de gardes du corps ».

Edward Limonov revient dans ce livre sur son opération au cerveau en mars 2016, s’interrogeant au passage sur l’origine mystérieuse de cet épanchement de sang, et sur les doutes qui l’assaillirent alors comme « président » de son parti d’inspiration nationaliste, l’Autre Russie. Il se veut désabusé. « Le Parti est moins important que toi. Il a perdu sa vaillance, son ressort et s’est banalisé. S’ils ne sont pas capables de le ressusciter ou de lui infuser un sang neuf, il mourra. Tout ce qui est faible meurt ».

Comme il se doit pour un homme convaincu d’avoir été fondamentalement à part, pour ne pas dire exceptionnel, il considère que les temps héroïques sont clos. « Dans les années 1990 et les premières années du XXI-ème siècle, tu as réussi à fonder une organisation politique avec des garçons et des filles de Russie, tu as parfaitement compris qu’ils n’intéressaient personne et tu leur as proposé de donner un sens à leur vie et d’avoir un destin. Mais ces garçons et ces filles n’existent plus, ils sont sortis du théâtre de l’Histoire. Les meilleurs ont été tués, la plupart se sont fondus dans la vie du pays, se sont mariés et ont fait des enfants (…) Pour apparaître comme avant-garde aux yeux de la jeunesse d’aujourd’hui, le Parti doit à nouveau se radicaliser. Mais ils ont peur, ils ont la trouille, il n’y a plus de gens suffisamment téméraires. Les héros ont péri ».

Le lecteur est aimablement invité à en déduire que Edward Limonov reste naturellement le seul de cette trempe.

Les pages les plus réussies de ce « roman » pour le moins autobiographique sont consacrées au voyage qu’il fit un hiver à Donetsk et Lougansk, deux foyers séparatistes pro-russes dans l’est de l’Ukraine, pour rendre visite aux militants de son parti et contacter les dirigeants locaux. La description de ce monde où règnait apparemment une très grande confusion militaire est saisissante. Espions, éléments armés indéterminés ou encore des conseillers militaires russes « aux tronches caractéristiques » et qui « n’arborent aucun signe ou étoile distinctifs », se côtoient, dans une atmosphère lourde sur fond de délations et retournements.

Edward Limonov se montre très sévère pour Moscou, reprochant au Kremlin d’avoir en quelque sorte inféodé la « révolution russe du Donbass ». « La Russie a perverti la révolution de Donetsk et fait des deux républiques, Donetsk et Lougansk, deux petites Moscovie. Elle leur a imposé ses bureaucrates, ses experts militaires, ses agents des services spéciaux, elle a dénaturé la révolution en créant deux Etats satellites dociles, totalement dépendants de la Russie ».

Et ses démons se caractérise aussi par quelques méandres, l’auteur s’offrant la liberté de quelques digressions sur sa vie amoureuse, très dense, et des recherches généalogiques. L’auteur assure toutefois dans une pique ne pas être « un de ces oligarques oisif et paresseux, qui attend qu’on lui fournisse l’ascendance la plus sublime possible ».

Et puis, il y a du meilleur, comme ce poème « Saratov », datant de 1969, qu’il insert dans son livre, tableau terrible d’une certaine torpeur et d’un ennui insondable de la Russie soviétique des profondeurs que connaissait tant l’auteur dans sa jeunesse, lui qui traînait désoeuvré, adolescent, dans les rues de Karkhov.

« C’est seulement le soir que les souillons
Laperont leur gnôle sur le pont
Puis ils se changeront
Mais sans changer leurs mœurs frustes
Et jamais leur esprit indigent ne les poussera
A se révolter contre le quotidien morne. »

C’est précisément pour échapper à ce destin tracé d’avance que le jeune Limonov décida de s’échapper à tout prix de cette grisaille sans espoir, résolu à faire de sa vie un roman.