Blog • Plongée dans la nuit d’une « guerre dégueulasse »

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Donbass, de Benoît Vitkine, éditions Les Arènes, 2020, Le Livre de Poche 2021, Prix des Lecteurs, sélection 2021

Une « guerre dégueulasse », glisse Benoît Vitkine, le correspondant du Monde à Moscou, dans Donbass, le puissant polar qu’il consacre à ce conflit oublié, « gelé » comme disent pudiquement les diplomates, et qui a causé plusieurs milliers de morts et déplacé des populations entières dans l’est de l’Ukraine.

Nous sommes en 2018. C’est l’hiver. À Avdiïvka, sur la ligne de front où s’opposent dans des combats sanglants soldats de Kiev et séparatistes des « Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk », soutenus par Moscou. Il s’agit pour ce dernier point « depuis longtemps (d’) un secret de Polichinelle », même si le Kremlin le dément imperturbablement.

Les hostilités ont fait depuis 2014 quelque 13 000 morts de part et d’autre, sans parler des milliers de personnes déplacées. Un drame considérable aux portes de l’Europe avec des destins sans nombre bouleversés. Car bien évidemment, comme c’est souvent le cas dans les guerres, les civils souffrent énormément.

Sept ans plus tard, la tension est toujours là, fragilisant l’État ukrainien à la merci d’une reprise des combats. Aucune solution véritable n’est en vue. La reprise sporadique des combats et les mouvements réguliers de troupes russes à la frontière entre la Russie et l’Ukraine donnent des regains de fièvre à la communauté diplomatique internationale.

Henrik Kavadze est un ancien de la guerre en Afghanistan. Du temps de l’Union soviétique. Il en est revenu meurtri psychologiquement à jamais et dirige la police d’Avdiïvka. Fidèle à l’État ukrainien mais sans illusions, connaissant trop bien tous les ressorts et les combines d’un monde de violence et de corruption. Benoît Vitkine nous dresse le portrait d’un policier désabusé, cherchant à oublier dans l’alcool et de rapides étreintes drames personnels et souvenirs enfouis.

Il s’agit d’un profil psychologique assez convenu dans la littérature policière, certes, mais l’intrigue est tellement convaincante, grâce à la connaissance du terrain de l’auteur, qui est hors pair ! Benoît Vitkine a reçu le prix Albert Londres en 2019 pour ses reportages pour le Monde sur les pays de l’ex-URSS, en particulier en Ukraine.

Une matière romanesque immense

Donbass est un livre que tout journaliste souhaite écrire un jour pour y évoquer ce qu’il n’a pu décrire et raconter dans le cadre de ses articles. Et le roman peut s’y prêter admirablement. Les pays de l’ex-URSS, notamment la Russie et l’Ukraine, constituent une inépuisable source d’inspiration pour les écrivains, tant les bouleversements de ces trente dernières années y ont été gigantesques. La matière romanesque y est immense.

Bienheureux Benoît Vitkine ! Chaque page du livre respire les choses vues, les confidences recueillies dans des bouges en sous-sol, l’observation de toute une faune interlope, faite de truands, prostituées et dealers, mais aussi de gros poissons qui savent admirablement tirer leur épingle du jeu, et enfin les rumeurs d’une population apeurée et fataliste sur une reprise imminente des bombardements. Les cheveux se dressent sur la tête devant ces descriptions d’apocalypse, au-delà du désespoir.

« Pour l’instant, les hommes étaient encore seuls. Trop tôt. Pas assez bourrés pour appeler les putes à leur table, ils préféraient se marrer entre eux. Des gros rires. Des grosses voix. Des gros biceps. Et des grosses kalachnikovs avec lance-grenades montés dessus. Flingues à la ceinture. La plupart étaient en uniforme, mais même les civils avaient des gueules de guerriers. Des pontes sans doute ».

De tels passages puissamment inspirés dégagent une saveur du réel inégalée. Donbass en est plein.

Pas de sentiments ici

« Personne ne fait de sentiment ici », confirme une proche de Kavadze. « Il n’y avait pas de place pour les grands principes, à Avdiïvka pas plus qu’ailleurs. Chacun faisait ses choix et les assumait. Mike était libre de vendre de la came, les autres avaient le droit de conduire à cent cinquante à l’heure sur les routes du front et de tirer au lance-roquettes quand ils s’emmerdaient. C’était ce qu’ils avaient gagné en venant ici, en s’arrachant des bleds minables où ils avaient grandi. »

Et pourtant, Donbass est traversé d’un profond sentiment d’humanité et d’empathie pour les malheureuses victimes de ce conflit. Il se reflète notamment dans les portraits de ces quelques femmes, dont Benoît Vitkine salue le courage et la dignité. Des femmes qui sauvent le monde dont on pourrait désespérer à tout jamais devant une telle noirceur.

Henrik Kavadze tente d’élucider le meurtre effroyable d’un petit garçon. Le décor est campé. La lecture de Donbass permettra de comprendre pourquoi un tel crime a eu lieu dans un environnement déjà gangrené par les atrocités de toutes sortes, situé au carrefour des intérêts géostratégiques des États, de la pègre, des différents trafics, drogue, prostitution et charbon, « l’idole souterraine d’autrefois ».

On n’en dira pas plus pour inciter les lecteurs à découvrir dans ce livre l’une des versions contemporaines de l’enfer, quelque part à l’Est de l’Europe. « Je crois qu’on vous oubliera », glisse un personnage de Donbass. « À Kiev, la guerre a déjà disparu. Quant au reste du monde, il voit un conflit exotique, une lutte entre sauvages de la steppe. »