Blog • Les tourments d’un ado d’autrefois

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Gaïto Gazdanov, Le bonheur, traduit du russe par Elena Balzamo, éditions Marie Barbier, collection Pépites, 2023.

Marko Milivojevic | Pixnio

C’est une histoire toute simple où tant de choses sont dites en une cinquantaine de pages, l’histoire d’un jeune garçon anxieux et plein de promesses, passionnément attaché à son père depuis la mort de sa mère, un adolescent oppressé par la vie qui s’ouvre à lui alors que son père, un ancien de 14-18, tente de lui en montrer les beautés et les possibles.

Etonnant texte en vérité que ce court récit rédigé en 1931 par Gaïto Gazdanov, un écrivain de l’émigration russe longtemps oublié et dont les éditions Marie Barbier présentent aujourd’hui une traduction fine et légère d’Elena Balzamo. Le bonheur est paru en 1932 dans une revue des émigrés russes, Sovremennye Zapiski, qui paraissait à Paris dans l’entre deux-guerres.

Tout est plein de délicatesse dans cette longue nouvelle. L’auteur procède par petites touches et allusions sans s’appesantir sur un sujet immense, la recherche du bonheur et d’un sens à la vie chez un tout jeune homme. Le fil narratif est ténu. Il est question ici plutôt de l’évocation d’un climat, d’une atmosphère, des tourments et des hésitations d’un jeune garçon à l’orée de la vie. Nous sommes quelque part en Ile-de-France dans les années vingt ou trente, dans une famille aisée encore hantée par le souvenir du premier conflit mondial.

L’ombre et la lumière

André a quinze ans, trop sérieux pour son âge comme peuvent l’être les adolescents. Il supporte difficilement le remariage de son père Henri avec Madeleine et s’essaye à l’écriture, conscient de ses maladresses ou de ses pièges, partagé entre les doutes et des aspirations immenses. « Il n’arrivait pas à imaginer quel genre de livre il écrirait, il était incapable de venir au bout du moindre sujet sur lequel pourtant il réfléchissait pendant longtemps (...) Chaque fois qu’il abordait un passage crucial, tout se mettait à sonner si faux, si peu naturel que, dépité, il abandonnait l’écriture, en se disant anxieusement qu’il ne serait jamais un écrivain célèbre ». On devine le sourire de Gaïto Gazdanov en écrivant ces lignes. Il avait alors 28 ans et sans doute se souvenait-il de ses premiers essais d’écrivain.

Le bonheur, souligne Elena Balzamo dans la préface, a ceci de particulier dans l’oeuvre de Gazdanov que l’action et les personnages sont français, une réalité qu’il « appréhende à la lumière de son expérience russe, de son éducation, de ses lectures ». Pour elle, Gaïto Gazdanov peut être considéré comme « un écrivain français de langue russe », même si plusieurs de ses livres sont consacrés à son pays natal qu’il a quitté à l’âge de 17 ans et qu’il n’a jamais revu. Il faudra attendre les toutes dernières années de l’Union Soviétique pour que ses textes commencent à être publiés en Russie.

« Avec une perspicacité rare chez un enfant, André repérait les aspects tristes de l’existence, étant particulièrement attiré par diverses manifestations du chagrin. Tout ce qui était bruyant, joyeux ou agité le mettait mal à l’aise ».
« Regarde autour de toi : tu trouveras de la joie partout », lui répond son père lors de ces longs dialogues entre père et fils où alternent l’ombre et la lumière.

Malgré un grave accident de santé et les doutes qui l’assaillent, Henri Dorin restera fidèle à son optimisme, conscient de transmettre là le meilleur de la vie à son fils et très certainement la plus belle façon de s’armer face à ses dangers et ses inconnues.

Né en 1903 à Saint-Petersbourg, Gaïto Gazdanov a écrit plusieurs nouvelles et romans. Chauffeur de taxi de nuit à Paris, comme l’étaient beaucoup d’émigrés russes en ces années-là, une expérience qui lui inspira d’ailleurs des textes pleins d’intérêt, il s’installa finalement à Munich où il travaillait pour Radio Liberty. Il est mort en 1971.