Blog • Les Cantemir, l’aventure européenne d’une famille princière au XVIIIe siècle, par Stéphane Lemny

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Demetrius Cantemir

Le promeneur qui s’attarde devant la façade de la bibliothèque Sainte-Geneviève à Paris s’étonnera peut-être d’y voir inscrit le nom d’un certain Démétrius Cantemir à côté de célébrités comme Malebranche, Fénelon ou Jean Racine. Un nom de famille bien oublié aujourd’hui du public français, et en Occident en général, même s’il bénéficie toujours d’une notoriété certaine en Roumanie et en Moldavie, mais aussi en Russie. Et pourtant, Demetrius Cantemir (1673-1723) et son fils Antiochus (1709-1744) contribuèrent par une activité foisonnante et inlassable à jeter des ponts entre les cultures de l’Est et de l’Ouest de l’Europe et à permettre la découverte de civilisations encore peu connues, comme celle de l’Empire ottoman, ou qui s’ouvrait tout juste au monde, comme la Russie de Pierre le Grand. Toute l’effervescence intellectuelle de ces deux personnalités exceptionnelles et polyglottes, annonciatrice de l’esprit encyclopédique, revit dans le travail très complet de Stefan Lemny, un spécialiste de l’histoire culturelle du XVIII-ème siècle, chargé des collections d’histoire à la Bibliothèque nationale de France (BNF) [1].

Demetrius, le père

Demetrius Cantemir est le fils d’un ancien boyard, Constantin, qui règna brièvement, sur le trône de Moldavie (1685-1693), jouant constamment au plus fin entre l’empire ottoman et les appétits polonais ou autrichien, avec pour unique ambition d’assurer la pérennité de sa famille princière. Demetrius lui succède à sa mort, mais pour trois semaines seulement, car la Porte refuse d’entériner son accession au trône. Il reçoit l’ordre de gagner Istanbul où il va vivre dix-sept ans un exil doré qu’il va mettre à profit, en courtisan habile, pour s’approcher de l’entourage du Sultan et surtout amasser les connaissances sur la culture et la civilisation ottomanes.

« Esprit sans cesse en mouvement », il s’essaye également au roman, rédige des réflexions philosophiques et religieuses, sans négliger la culture roumaine de ses ancêtres qu’il veut « affranchir de la domination exercée par le slavon et le grec, langues pratiquées par les élites de son pays aux siècles précédents », explique Stefan Lemny.

Demetrius s’intéresse à tout, la langue, les minorités religieuses, la musique, l’islam, rien n’échappe à sa curiosité insatiable. Il s’attelle à la rédaction, en latin, d’une monumentale Histoire de l’empire ottoman, qui ne sera jamais publiée de son vivant. Il appartiendra à son fils Antiochus de la faire éditer quelques années plus tard grâce à son entregent, avec des traductions en anglais, français et allemand. Et le livre aura un écho considérable en Europe occidentale, bénéficiant de l’intérêt croissant des élites intellectuelles et politiques de l’époque pour l’empire ottoman.

Mais si Demetrius Cantemir reste si longtemps à Istanbul, ce n’est pas uniquement pour l’amour des études et de la recherche. « Il ne perd jamais l’espoir de gagner les faveurs des hauts dignitaires de la Porte et de reconquérir le trône moldave (…) Tout au long de son séjour ottoman, il a fait figure d’un sujet fidèle à ses maîtres ».

Sa patience est récompensée en 1710. « Les Turcs ont besoin pour régner sur la Moldavie d’une personnalité de confiance, la Sublime Porte étant elle-même préoccupée par une guerre possible avec la Russie », résume l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie dans la préface du livre. Mauvais choix pour le Sultan ! Demetrius Cantemir cachait en fait son jeu et s’allie aux Russes, qui lui promettent la consécration dynastique des Cantemir. Ce renversement spectaculaire d’alliance ne lui servira guère puisque les Russes sont battus par les Ottomans en 1711 et Demetrius Cantemir est contraint à l’exil en Russie, après seulement huit mois sur le trône de Moldavie. Il restera en Russie jusqu’à la fin de ses jours et « ne regagnera jamais son pays, écrit Stefan Lemny. En revanche, il réussira à se préserver une place importante au sein de la société russe, dans l’entourage très proche du tsar Pierre le Grand », qui le fera sénateur, prouvant une fois de plus son "habileté de courtisan".

L’enthousiasme et le goût de Demetrius Cantemir pour les études ne sont nullement entamés par ses déboires politiques. Il multiplie les travaux les plus divers, poursuit son Histoire de l’empire ottoman, n’oublie pas la terre de ses ancêtres avec une histoire de la Moldavie et s’attèle même, dans ses dernières années, pour accompagner les visées de Pierre le Grand sur le Caucase, à des recherches sur cette région stratégique et instable entre la Russie et la Perse. Il entame la rédaction d’un catéchisme bilingue en russe et turco-arabe, pour convertir les populations musulmanes de la région à l’orthodoxie.

Démétrius meurt en 1723, peu de temps avant Pierre le Grand, le tsar réformateur qu’il admirait tant et auprès duquel il avait pris soin de plaider en faveur de son fils Antiochus. Ce dernier retiendra la leçon en sachant cultiver ses réseaux et héritera de son père la même passion de la connaissance.

Antiochus, le fils

Antiochus va consacrer sa vie à la Russie née des réformes de Pierre le Grand, un pays où il est arrivé avec son père tout jeune enfant et qui devient sa véritable patrie. Il se passionne très tôt pour l’Europe occidentale, qu’il découvre dans un premier temps en fréquentant l’Académie des Sciences de Saint-Petersbourg ouverte aux savants européens.

Il est nommé ambassadeur de Russie à Londres, à l’âge de 22 ans. Son extrême jeunesse suscite l’étonnement mais Antiochus fait taire rapidement les sceptiques grâce à son dynamisme et sa curiosité toujours en éveil. Il contribue activement à développer les relations tant culturelles qu’humaines entre son pays et l’Europe occidentale. Il fera de même quelques années plus tard en France, sa nouvelle affectation, où il fréquente les milieux littéraires gagnés progressivement par l’esprit des Lumières, rencontre Louis XV à Versailles "au caractère très secret", s’agace de l’étiquette en vigueur à la Cour et des obligations de la vie diplomatique où il doit passer son temps, écrit-il joliment, "moitié à ne rien faire et l’autre (moitié) à faire des riens".

Des propos d’hyperactif qui ne doivent pas faire illusion car Antiochus, mu par une "vive curiosité encyclopédique" comme son père, multiplie les activités. Il correspond avec Voltaire, entreprend de nombreuses traductions en russe. Celle des Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle aura un impact considérable. "A travers ce livre, largement traduit dans plusieurs langues du vivant de l’écrivain français, les Russes auront accès pour la première fois à un auteur qui est sur le devant de l’actualité intellectuelle de leur temps. Avec cette œuvre de Fontenelle (Antiochus Cantemir) accomplit un pas décisif sur la voie du rapprochement culturel entre la Russie et l’Europe qu’il s’est fixé comme but", souligne Stefan Lemny.

Antiochus laissera également à sa mort un dictionnaire russe-français inachevé qu’on a longtemps cru perdu avant de le retrouver en 1985 à la bibliothèque Lénine à Moscou et qui se distingue par la place réservée « au vocabulaire relevant de la réalité profane, y compris même les termes galants et érotiques », mais qui veut également mettre l’accent, conformément à l’esprit des Lumières, sur « le progrès des connaissances et de la science ».

Comme cela arrive parfois avec la postérité, Antiochus Cantemir laissera une trace durable en Russie non pas en raison de ses efforts pour « le dialogue des cultures », mais pour les Satires qu’il rédigeait comme pour se délasser et « qui lui vaudront sa réputation dans les lettres russes ». "Lorsque je trouve quelque chose de malhonnête dans les mœurs, les vers coulent de ma plume avec rapidité, confie-t-il. Je sens alors que je nage en pleine eau et que je ne ferai pas bâiller mes lecteurs". Stefan Lemny replace la rédaction de ces Satires dans son contexte. Antiochus voulait principalement dénoncer la persistance des résistances aux réformes de Pierre le Grand en Russie, dans la première moitié du XVIII-ème siècle.

Mais Antiochus est miné par les problèmes de santé. Il meurt en 1744, à l’âge de 35 ans, resté fidèle toute sa vie, tout comme l’avait été son père, au « dialogue des cultures » en Europe, à une époque où l’empire ottoman, la Russie et l’Europe occidentale apprenaient tout juste à mieux se connaître.

Notes

[1Stéphane Lemny, Les Cantemir, l’aventure européenne d’une famille princière au XVIIIe siècle, Bruxelles, Complexe, 2009.