Blog • Le poète et le tyran : vertiges autour d’une conversation

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Disputes au sommet, investigations, d’Ismail Kadare, traduit de l’albanais par Tedi Papavrami, éditions Fayard, 2022.

Ismail Kadare
© John Foley/Opale/Leemage/Éditions Fayard

Il s’agit certainement de l’une des plus troublantes conversations ayant jamais eu lieu entre Staline, le maître tout puissant du Kremlin et un poète plein de promesses, Boris Pasternak, un échange qui n’a duré que trois minutes au téléphone en ce mois de juin 1934, où Ismail Kadare, le grand écrivain albanais, voit tous les mystères, les ambiguïtés terrifiantes d’un très vieux thème, les relations entre le Tyran et le Poète.

Que s’est-il dit exactement le 23 juin 1934 entre Staline, au Kremlin, et celui qui était déjà l’un des poètes soviétiques les plus talentueux ? Ismail Kadare décortique les treize versions de cet échange, qui a fait couler beaucoup d’encre, à commencer, précise-t-il, par celle émanant des archives du KGB lui-même, mais celles aussi de proches ou de relations du poète.

Les récits divergent sur certains points mais l’essentiel revient au fil des versions. La conversation a eu lieu à la demande de Staline qui a contacté Pasternak chez lui, dans son appartement moscovite. Le dictateur interroge le poète sur ce qu’il pense d’Ossip Mandelstam, un autre très grand poète qui venait d’être arrêté pour s’être gaussé peu auparavant du « montagnard du Kremlin » dans un poème. Pasternak élude, tient des propos vagues, « nous sommes différents, camarade Staline ». Bref, on ne peut pas dire qu’il défende outre mesure Mandelstam. Staline raccroche non sans avoir lâché à son interlocuteur que les militants communistes savaient mieux s’entraider lorsqu’ils étaient dans l’opposition ou la clandestinité sous l’empire tsariste.

« La rumeur »

C’est tout. Un échange rapide entre le despote et un artiste ébranlé par cet appel inattendu et sans doute terrorisé. Un échange qui paraît aussi plutôt accablant pour Pasternak, même si on imagine bien la hantise qui devait être la sienne d’être arrêté à son tour après Mandelstam. Pas facile d’être un héros avec un tel interlocuteur...

Cette histoire, qui va courir peu après sous forme de « rumeur » dans les milieux lettrés moscovites, ressortira avec force bien des années après, lorsque le pouvoir soviétique fera tout pour empêcher Boris Pasternak de recevoir le prix Nobel, peu avant sa mort en 1960, avec l’objectif évident de le discréditer. Une telle rumeur n’aurait d’ailleurs « jamais été possible sans l’assentiment de l’Etat » avec pour objectif évident de compromettre Pasternak, écrit Ismail Kadare.

Cette conversation hante l’écrivain albanais. Ma « marotte », dit-il lui-même. Pourquoi ? Boris Pasternak et Ismail Kadare ont en commun d’avoir vécu sous des régimes totalitaires particulièrement féroces, celui de Staline et celui d’Enver Hoxha. Et tous deux ont été épargnés durant ces années atroces où tant d’artistes ou intellectuels ont été déportés ou liquidés, comme Mandelstam, mort au Goulag en 1938.

« Kadare s’identifie à Pasternak et essaye de le dédouaner. Car lorsqu’on a Staline au bout du fil... », commentait récemment lors du Salon du livre des Balkans Jean-Paul Champseix, spécialiste des littératures balkaniques et critique littéraire sur le site en ligne En attendant Nadeau. Kadare, poursuivait Jean-Paul Champseix, a reçu lui-même un appel d’Enver Hoxha qui souhaitait simplement le féliciter pour l’un de ses livres et les proches de l’écrivain l’ont taquiné ensuite pour la façon dont il s’était confondu en remerciements.

La grande question entourant Kadaré est son « statut très ambigu ». Pourquoi a-t-il été préservé par Enver Hoxha et pas les autres ? Dans un régime où l’on fusillait pour un rien. Kadare n’avait aucune illusion sur le régime d’Enver Hoxha, tout comme Pasternak sur celui de Staline. Il ne peut en être autrement quand beaucoup d’amis artistes et poètes disparaissent les uns après les autres.

Il est vrai que les faits sont troublants concernant Pasternak. Deux mois après le coup de téléphone du Kremlin, Boris Pasternak se retrouve nommé au présidium du premier congrès de l’Union des écrivains soviétiques. « Staline suivait des yeux ’son Pasternak’ (comme le tsar Nicolas Ier s’était vanté de l’attitude de ’son Pouchkine’), écrit Ismail Kadare, car il avait de bonnes raisons d’espérer que, malgré leur superbe, tous courberaient l’échine l’un après l’autre. Tous, sans exception, depuis l’austère opiniâtre Boulgakov aux grâcieuses dames Akhmatova-Tsetaïeva, jusqu’à celui qui semblait le plus irrécupérable de tous, Platonov ».

Ismail Kadare a entendu parler de cette conversation entre Staline et Pasternak pour la première fois lorsqu’il était étudiant à Moscou dans les années cinquante, une époque pour laquelle il éprouve une nostalgie à peine voilée, se souvenant de ses conversations fiévreuses avec son ami letton Stulpans, tout aussi fasciné par le halo de mystère entourant l’échange entre Staline et Boris Pasternak.

« L’art effrayait les communistes »

On avance de plus en plus passionné par la lecture de Disputes au sommet, plongée dans la complexité des relations entre le Tyran et le Poète. Le questionnement reste sans réponse. Staline voulait-il compromettre Pasternak ? Voulait-il le séduire et le rallier à lui ? En avait-il peur dans une certaine mesure, voulant en savoir davantage sur le poème de Mandelstam et ces iellectuels qui lui échappaient ? « L’art effrayait les communistes », assure Ismail Kadare. « Qu’attendaient l’un de l’autre le poète et le tyran, cachaient-ils quelque chose et étaient-ils effrayés par ce qu’ils dissimulaient ? »

L’écrivain albanais termine son livre par un sourire en expliquant avoir obtenu l’accord de son éditeur pour une éventuelle « future publication complétée » de son ouvrage, enrichie d’autres témoignages qui permettraient de savoir ce qui s’est véritablement passé ce fameux soir de juin 1934.