Blog • Le Karst, la mer et la ville de Boris Pahor

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Boris Pahor
@rtvslo.si

Sur les hauteurs du golfe de Trieste, Prosek (Prosecco) offre une vue imprenable sur la mer et la ville. Tout est là : la beauté du Karst, la magie de la mer ; écrin du territoire libre de Trieste. Ce lieu donne aussi à voir l’espace littéraire de Boris Pahor qui n’a de cesse de les lier, de passer de l’un à l’autre. Est-ce l’écriture qui dicte les élans de l’auteur ? « Quand je suis à la montagne, j’ai envie de retourner au bord de la mer. Et dès que je suis devant la mer, j’ai envie de rechausser mes chaussures de montagne. »

Le Karst d’abord : « du Karst vers la ville coule toujours une sève nouvelle, qui garde la ville en vie, toujours du sang neuf et jeune, un sang prêt à se mélanger, à se renier, mais quelque chose vous y attire, comme si vous vouliez y mettre à l’épreuve vos forces et réussir là où d’autres ont échoué. »

La mer ensuite. Soit le maquis pour les Slovènes du littoral adriatique : « refuges des malheureux » (p. 129), « masse libre » (p. 92), « giron libre » (p. 196), seul endroit où les Slovènes pouvaient s’exprimer en toute liberté alors que le régime fasciste italien menait une politique radicale d’italianisation dès 1922. Le maquis, c’est encore la langue, slovène, qu’il faut défendre contre l’irrédentisme pour pouvoir continuer à exister.

La ville enfin. Claudio Magris rappelle que « Trieste était aussi – était, grâce à Dieu – un exemple de la façon dont la frontière peut devenir, être une barrière, un mur de haine, d’ignorance, de refus de l’autre : haine et méfiance réciproques entre Italiens et Slovènes, provoquant violences, rancunes, vengeances. » Traumatisme d’enfance et topos marquant au fer rouge toute l’œuvre de Boris Pahor : l’incendie du Narodni Dom, la maison de la culture slovène, brûlée par les fascistes le 13 juillet 1920 — et qui attend toujours d’être restituée à la communauté slovène en application de la loi 38 du 2 février 2001. À deux pas de là, la place Oberdan où Pahor eut à répondre en février 1944 aux interrogatoires musclés de la police secrète nazie avant que ne commence son odyssée qui l’emmènera successivement à Dachau, Struthof, Dachau de nouveau, Dora, Harzungen et Bergen-Belsen.

Plus qu’une simple coïncidence, le même jour où il recouvre la liberté à Lille le 1 mai 1945 , Trieste est libérée par l’armée yougoslave. De 1945 à 1954, elle sera formellement « Territoire Libre de Trieste » placé sous administration internationale. La ville, qui avait alors son drapeau, sa monnaie et ses timbres, était censée devenir un État unitaire, démocratique et indépendant — ce qui implique notamment la parité entre langue slovène et langue italienne (résolution du Conseil de sécurité du 10 janvier 1947). Malgré le traité bilatéral d’Osino (1975) qui attribua Trieste en partie (soit le secteur A) à l’Italie, encore aujourd’hui le Conseil de sécurité des Nations unies est de jure garant de l’intégrité du Territoire Libre de Trieste.

Pour Pahor, c’est un signe d’espoir au conditionnel : « Avec la mise en place du Territoire libre de Trieste, pour la première fois de l’histoire la coexistence des deux communautés nationales serait porteuse d’avenir. Peu à peu, les frictions diminueraient, et en lieu et place d’une tendance hégémonique combattue par une lutte contre l’assimilation naîtrait la conscience d’un passé partagé. Viendrait le temps de la complémentarité entre les deux cultures et civilisations, accompagnant un développement économique que facilitait la large ouverture sur l’arrière-pays et préludant lui-même à un développement général du territoire, appelé à devenir à court terme une sorte de Suisse au bord de l’Adriatique. » Ou le rêve éveillé d’une utopie non-encore advenue.

Cet extrait illustre la réflexivité typique des textes de Pahor qui ne se prive pas au passage d’énoncer une vérité structurant toute l’histoire de Trieste : à savoir que cette ville « avait été créée pour son arrière-pays et qu’elle se serait épuisée sans celui-ci. » (p. 113) L’arrière-pays étant à la fois le Karst essentiellement slovène et Vienne. Rappelons que Pahor est né en 1913 à Trieste, alors en territoire austro-hongrois.

Il serait erroné d’attribuer ce point de vue à un parti-pris slovène, tant s’en faut. Contentons-nous de mentionner ici l’analyse brillante du journaliste triestin Angelo Vivante (1869-1915). Dans son œuvre majeure, L’irrédentisme adriatique (1912), celui-ci critique l’irrédentisme italien, dénonce tant l’« éveil national » que le centralisme, et signifie clairement que la clé de Trieste se trouve non pas à Rome mais dans son arrière-pays. De tout temps, le destin de Trieste, ville frontière par excellence, est d’être autonome, ville libre et port franc intégré à une Europe des régions.

Trieste-Ithaque pour l’Ulysse triestin. Pahor fait ses études de théologie d’abord au séminaire de Capodistria, puis à celui de Gorizia. Il abandonne cette voie en 1938 et retrouve Trieste. Enrôlé dans l’armée italienne en 1940, il effectue son service en Libye où il passe ses examens de maturité, découvre le monde arabo-musulman, lit le Coran — avant de rentrer à Trieste en février 1941. L’armée italienne le transfère ensuite sur les bords du lac de Garde. A l’armistice, le 8 septembre 1943, il rentre à Trieste… occupée par l’armée allemande. Après sa visite aux enfers, sa libération suivie d’un séjour en sanatorium dans les environs de Paris, il retrouve Trieste en 1946 avec « le sentiment de redécouvrir Ithaque après des péripéties sans nombre. »

Destin personnel mais aussi typique de la littérature triestine, on songe ici notamment à Fulvio Tomizza (Dove tornare, 1974 et L’albero dei sogni,1969). Au-delà du retour au pays, Pahor fait le récit d’un autre voyage : voyage de la connaissance de soi, à la découverte de son monde inconscient. Recherche de l’enfant merveilleux mais également blessé qui ouvre l’écrivain à l’essence des choses et à la conscience, la nécessité d’une révolte qui prendra la forme de la résistance. Si les romans de Boris Pahor — toujours teintés d’autobiographie — font souvent apparaître des Slovènes prêts à prendre le maquis pour défendre leur langue et leur patrie, la figure du revenant est omniprésente.

Ainsi Radko Suban, le protagoniste de Printemps difficile (1958), qui vient d’être libéré du camp d’extermination et qui, après sa déportation, retrouve Trieste Dans le labyrinthe (1984). Ou encore Igor Sevken, le vieillissant écrivain slovène de La porte dorée (1999), hanté par la figure de Robert Antelme, qui se sent, « en revenant du monde des crématoires », comme une épave au lendemain d’un naufrage. Et aussi Rudi Leban qui, dans Ulysse revient à Trieste (1955), échappe en septembre 1943 à une rafle allemande et se promet de retourner à Trieste pour prendre part à la résistance.

Dans la vie comme dans son œuvre, le retour est toujours provisoire. Au cœur du parcours de Pahor se trouve ainsi lové une expérience du nomadisme d’étrange actualité : « Je sens que le vagabondage est l’une des pitoyables réalités de notre temps. Navigare necesse est ; vivere non est necesse. »

L’expérience de l’indicible est cependant cruelle dans ce qu’elle révèle l’essence de l’après, de l’après-guerre. Et ce dès le premier jour de la libération : « Et quand nous sommes arrivés à Lille, dans ses rues, le matin, au moment du lever du soleil, oui, très vite, on s’aperçut que l’image d’une humanité repacifiée était une puérile et naïve illusion qui était née sur le bord d’un monde en déclin, sur le bord de l’abîme du néant. » Et d’évoquer lucidement Hiroshima, Nagasaki, le Viêt-Nam, le régime de Pol Pot, les desaparecidos argentins, les massacres algériens ainsi que Sarajevo et le Kosovo.

Nous retrouvons ici les analyses d’un Giorgio Agamben considérant « le camp de concentration non pas comme un fait historique et une anomalie appartenant au passé (encore que susceptibles, le cas échéant, de résurgence) mais, d’une certaine façon, comme la matrice cachée, le nomos de l’espace politique dans lequel nous vivons encore ». Pour Boris Pahor, « ce lieu toujours indéfini, le corps, devient le vecteur d’une liberté possible parce que lui seul conjure la fatalité de l’anéantissement. » Ainsi se trouve désigné d’où résister à l’envahissante biopolitique et ce qu’il importe de préserver : notre seul trésor, notre corps.

Pour aller plus loin :

Éditeur des œuvres de Boris Pahor en traduction française, Guy de Fontaine, publie avec Et si c’était à refaire. Chemins de Boris Pahor (Paris, Paul-Guillaume de Roux, 2019) un livre-hommage proposant des textes de Boris Pahor ainsi que des témoignages de plumes amies. Ce recueil constitue une excellente introduction à l’œuvre de l’écrivain triestin. Une autre porte d’entrée est proposée par Tatjana Rojc qui a publié en 2013 un volume incontournable : Così ho vissuto – disponible en version originale slovène et en traduction italienne.

Boris Pahor, Printemps difficile, traduit slovène par Andree Luck-Gaye, Paris, Libretto, 2013, 384 pages

  • Prix : 10,80 
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