Blog • La maladie, comme un rappel de la guerre

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Guerre et pluie, de Velibor Čolić, Gallimard, 2024, 287 pages, 22 euros.

Le beau roman que voilà ! Oscillant entre l’horreur et l’ironie, le réalisme le plus cru et les passages pleins de tendresse ou de profondeur, Velibor Čolić nous offre avec Guerre et pluie un texte puissant et riche d’effets de bascule sur l’épouvantable conflit en Bosnie-Herzégovine, il y a trente ans, et ses liens avec la mémoire.

Velibor Čolić, qui vit aujourd’hui en Belgique, a servi quelques mois dans l’armée croato-bosniaque, en 1992, avant de déserter pour se réfugier en France où il atterrit à Rennes. Les lecteurs de Manuel d’exil, comment réussir son exil en trente-cinq leçons (ed. Gallimard) se souviennent du récit drolatique et lucide de ses premiers temps en France.

Le livre, dont le caractère biographique ne trompe personne, débute cette fois-ci au plus fort de la pandémie de Covid à Bruxelles, en 2021. L’auteur souffre d’une maladie de peau extrêmement rare, d’origine auto-immune, au nom barbare de « pemphigus vulgaris », et souffre le martyre, avec des inflammations sur tout le corps. Les muqueuses de la bouche sont également atteintes, lui rendant toute déglutition extrêmement douloureuse.

Avec l’humour et l’autodérision qui le caractérise, signe distinctif des êtres pleins de pudeur, Velibor Čolić raconte ses pérégrinations désespérées pour trouver un soulagement. Et un jour, il comprend, comme une évidence, « la similitude entre la maladie et la guerre. On se souvient et on évoque d’abord la première victime, ou patient zéro, les autres meurent et restent anonymes ».

Velibor Čolić, Guerre et pluie, Éditions Gallimard, Paris, 2024, 288 pages, 22 euros.

  • Prix : 22,00 
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Drôlerie et ton grave

Le récit monte progressivement en puissance et le lecteur s’interroge un premier temps sur les intentions de l’auteur, entre ses réflexions sur la littérature , « je suis un écrivain de situation et de sentiment. Je pense qu’il est faux de qualifier un romancier d’intellectuel. Son principal sujet de travail est l’émotion », et les descriptions amusées des soins qu’on lui apporte, lorsqu’il souffle par exemple à l’infirmière qui lui ouvre une plaie à l’aide d’un scalpel qu’elle n’est pas la première femme à lui faire saigner le coeur !

Guerre et pluie excelle dans ces ruptures de ton entre la drôlerie et le ton grave.

Il a enfin la révélation sur la maladie qui le mine quand un spécialiste lui glisse , comme une évidence, que son épouvantable « pemphigus vulgaris » n’est « rien d’autre que la guerre qui sort de vous. Par la peau, car la peau est le miroir de notre âme. Et c’est moche, toutes ces blessures et ces inflammations, car la guerre est très, très moche. »

Cette guerre de Bosnie, son souvenir ne l’a jamais quitté et le hante, tant les horreurs et les atrocités dont il a été témoin le bouleversent, trente ans après. « Mes morts me rendent visite régulièrement. Je les vois nettement dans une autre réalité : connus et inconnus, civils et militaires, meurtriers et victimes. »

Les images de ces personnes disparues s’imposent à lui, souvent suscitées par la pluie,
accompagnatrice d’échos funèbres. Qu’il s’agisse de camarades de combat ou de soldats ennemis morts, attachés à un radeau dérivant au fil de l’eau, ou encore d’êtres proches comme sa grand-mère ou de son premier amour d’adolescent, Merima.

Guérir l’oubli par l’écriture

Velibor Čolić le comprend soudain. Seule la littérature peut le sauver, lui qui rêvait dès sa jeunesse de devenir le « Hemingway des Balkans ». « Ce qui m’est arrivé peut être important pour les autres. On peut guérir l’oubli par l’écriture. La mémoire se perd, mais l’écriture demeure. »

Comme une catharsis, Velibor Čolić revient avec une précision et une intensité poignante sur « sa » guerre, telle qu’il l’a vécue, comme simple soldat balloté d’un point à un autre par des officiers souvent ivres ou expéditifs. L’horreur le dispute à la bêtise, quand on n’a pas affaire à des reîtres psychopathes quI profitent du conflit pour se livrer à toutes sortes d’exactions, meurtres, viols, profanation de cadavres... C’est une plongée dans l’épouvante. Un officier serbe fait une courte apparition terrifiante à la fin du livre.

Pour Velibor Čolić, la guerre, c’est également des petits faits que personne n’a pris vraiment soin de raconter, comme l’ivresse, la nécesssité d’être éméché pour supporter la réalité, « la lucidité est invivable », tout en évitant d’être totalement ivre car on n’échappe pas alors au tireur adverse. Mais c’est également la pratique de la masturbation comme anxiolytique, les drogues diverses et indéterminées pour s’étourdir, l’humour enfin, malgré tout, pour accepter l’inacceptable, la saleté, la puanteur de la mort.

L’auteur, qui avait 27 ans à l’époque, se défend de vouloir en rajouter. « Le réalisme dans ma prose n’est pas un manque d’imagination. C’est une sorte d’état hybride par lequel j’essaie de décrire la peur, le bruit et la fureur avec une distance paisible. Avec la sagesse de ceux qui ont survécu. »

Le soldat Čolić griffonne inlassablement sur ses carnets ce qu’il voit ou ressent, le dérisoire ou le tragique. Il sait qu’un jour, plus tard, s’il s’en sort, il témoignera. « Si je ne raconte pas notre guerre, quelqu’un viendra la raconter. »

« Pourquoi sommes-nous devenus ennemis ? »

Il comprend d’ailleurs que la guerre est perdue et il songe bientôt à déserter, abattu par l’absurdité de cette boucherie. « Quand et pourquoi nous sommes devenus ennemis ? (...) Pourquoi est-il maintenant trop tard pour redevenir ce que nous étions autrefois ? »

Guerre et pluie est l’histoire de la guerre de Bosnie à hauteur d’un simple soldat broyé par les faiseurs de guerre, ces patriotes et autres nationalistes pour lesquels Velibor Colic n’a pas de mots assez durs.

« Ceux qui déclenchent des guerres considèrent les paysages comme leur patrie. Pour laquelle ils sont prêts à se battre jusqu’à la dernière goutte du sang des autres. La guerre est toujours conçue par les personnes âgées pour tuer les jeunes. »

Velibor Čolić est né en 1964 en Bosnie. Réfugié en France en 1992, on lui doit plusieurs romans à forte teneur autobiographique écrits en français, comme Sarajevo Omnibus (2012), Manuel d’exil (2016) ou Jésus et Tito (2010).