Blog • La correspondance de Nikos Kavvadias : l’art de la fuite du marin grec

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Nous avons la mer, le vin et les couleurs, de Nikos Kavvadias, traduit par Françoise Bienfait et Gilles Ortlieb, éditions Signes et Balises, 2020.

Nikos Kavvadias
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Nikos Kavvadias (1910-1975) était un poète et écrivain grec de renom, auteur notamment du remarqué Le Quart, le seul roman qu’il ait jamais écrit, mais aussi un marin au long cours, qui a passé le plus clair de sa vie sur les mers du globe à fuir les « sales terriens » mais aussi sans doute lui-même, tant l’homme paraissait sombre.

La correspondance de 131 lettres réunie dans Nous avons la mer, le vin et les couleurs s’étend de 1934 à 1974. Elle a le parfum oublié de ces missives que les navigateurs confiaient aux escales, bien éloignée des échanges instantanés que permet aujourd’hui internet . On y retrouve aussi l’angoisse de ne pas avoir de nouvelles de proches lorsqu’on est à quai dans un port sinistre à l’autre bout de la terre. Et Nikos Kavvadias,le radiotélégraphiste en déplacement perpétuel sur les flots, entre Melbourne et Colombo, Marseille ou Anvers, qui assure n’avoir pratiqué dans sa vie que « l’art de la fuite, le plaisir de partir », n’échappe pas à la règle.

Nikos Kavvadias, Nous avons la mer, le vin et les couleurs - Correspondance 1934-1974, édition Signes et balises, Paris, 2020, 312 pages, 22 euros.

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Quelle misanthropie pourtant chez cet homme ! Cela ressemble à de la provocation. « Je préfère mille fois ces cyclones à l’asphalte de la rue Stadiou en plein midi sous le ciel de l’Attique », écrit-il un jour. « Sur la terre ferme, je tangue, exactement comme les terriens sur la mer ». « Si quelqu’un pouvait m’assurer que je voyagerais toujours. Venir pour une nuit et repartir. On aime cent fois plus, de cette façon. »

« L’amour, ’ce foutu dieu’ »

L’homme ne s’appréciait pas, c’est le moins que l’on puisse dire. Il faut s’aimer dans une certaine mesure pour pouvoir aimer. Il était persuadé qu’aucune femme ne pouvait l’aimer, lui, le marin de petite taille au physique quelconque. « Et l’amour ?? Ce foutu dieu ne viendra jamais frapper à ma cabine. »

Il ne se prive pas de quelques confidences viriles à des amis sur les étreintes sordides avec les prostituées de Marseille ou d’ailleurs. En dehors de sa soeur bien-aimée Tzénia et de sa nièce adorée, Elga, la petite "Aigli" ou Rayon de soleil, auxquelles sont destinées de nombreuses lettres, les femmes lui paraissent un monde inaccessible.

Il assure même refuser tout attachement éventuel. "J’ai besoin d’amies qui me caressent le peu de cheveux qui me restent. Pas d’amoureuses".

Il en rajoute. « Je me suis toujours moqué de tout, même des choses les plus sacrées ». A l’en croire, ses relations avec les êtres n’ont été souvent que des occasions manquées. « Je gâche tout et tout part à vau-l’eau ». Il lève un moment le coin du voile sur une blessure intérieure mystérieuse : « je n’ai gardé que les remords. Ils ont leur propre mer au fond de moi ».

A quoi faisait-il allusion exactement ? A une "faute jamais avouée (imaginaire ?)", s’interroge l’éditeur Anne-Laure Brisac dans la préface.
Le lecteur pense d’abord à une sorte de masochisme quelque peu convenu puis se laisse émouvoir par ce pessimisme absolu et foncier qui avait sa beauté dans son genre. L’homme voyait en noir.

Même Le Quart (1954), le court roman ténébreux qui l’a fait connaître dans le monde entier, ne trouve pas grâce à ses yeux. Si c’était à refaire, « je le déchirerais complètement et peut-être que je ne le réécrirais pas. Si je le pouvais, j’écrirais un livre très différent. Plus humain ».

Rien de ce qui est beau dans le monde ne l’est en vain.

Et pourtant, Nikos Kavvadias, l’éternel absent, était loin d’être seul. Reconnu par ses pairs, sa correspondance témoigne de ses contacts avec les plus grands des lettres grecques de son époque, Karagatsis, Elytis, Séféris. Le livre est accompagné de dix lettres de Karagatsis. Des notes sur le côté de la page et un glossaire permettent utilement au lecteur de comprendre à qui l’auteur se réfère.

Comme souvent chez les êtres blessés, Nikos Kavvadias laisse parfois deviner une profonde et réelle sensibilité. C’est particulièrement le cas dans les dernières années, comme si l’homme s’attendrissait enfin sur les êtres et la vie. On mettra de côté les messages à sa soeur et à sa nièce, où il se montre toujours plein de bienveillance et de sollicitude. « Ne passe pas une seule journée sans travailler », lance-t-il à Elga, devenue sa "petite jeune fille chérie".

Mais on voudrait terminer sur cette lettre magnifique et peut-être habitée d’un espoir fragile, qui clôt le recueil, adressée quelques mois avant sa mort à Marlen Pitta, une poétesse chypriote. « Rien de ce qui est beau dans le monde ne l’est en vain. Ne perds pas courage. Serre les dents, la lumière va jaillir ».

Nikos Kavvadias, Journal d’un timonier et autres récits, éditions Signes et balises, Paris, 2018, 112 pages, 12 euros

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