Blog • Huit nouvelles d’Ivo Andric, le géant littéraire des Balkans

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La chronique de Belgrade, d’Ivo Andrić, traduit du serbe par Alain Cappon, éditions des Syrtes, 2023

La parution de huit nouvelles d’Ivo Andrić, prix Nobel de Littérature 1961, pour la plupart inédites en français, est un événement en soi, où l’on retrouve dans certaines pages le souffle incomparable de celui qui sut comme personne, à l’égal peut-être du Tolstoï de Guerre et Paix, allier la fiction et l’Histoire.

Ces huit textes de La chronique de Belgrade publiés par les Editions des Syrtes ont été écrits, à l’exception d’un seul, « Destructions », dans les années immédiates de l’après-guerre. Leur action se situe entre le début du vingtième siècle et 1944, date de la libération de la ville de l’occupation nazie.

Peut-être faut-il voir là une explication à la force et l’intensité des descriptions d’une ville martyrisée par l’occupant et que certains à l’époque, rappelle Andrić, considéraient comme « la ville la plus malheureuse d’Europe ». Quand Andrić a écrit ces nouvelles, Belgrade se relevait à peine de ses décombres et de ses souffrances.
On remarque aussi la puissance des scènes de bombardements alliés pour chasser l’occupant nazi et des Belgradois terrés dans des abris, se risquant enfin à remonter à la surface, tentant de comprendre ce qui se passe, quels sont les objectifs des bombes dans le lointain, puis devinant que la libération est proche. Autant de passages riches du détail vrai puisés dans le vécu récent.

Le détail vrai

Les personnages de La chronique de Belgrade sont souvent de simples citoyens ballotés par des événements qui les dépassent ou écrasés par des êtres dominateurs, depuis le touchant « Zeko » dont la vie sera un long chemin vers la libération personnelle en s’émancipant de sa femme et l’affirmation d’une conscience politique. On retrouve un thème proche dans « Portrait de famille », avec le soumis Nikola Kapa, qui retrouve le bonheur et un équilibre personnel au lendemain de la mort de son épouse, comme « après une longue incarcération ».

On est un peu surpris par la férocité de certains portraits féminins, presque caricaturaux. « Elle mangea son époux ; non qu’elle l’eût dévoré comme le font les femelles chez certains insectes, non. Elle le dépouilla de l’intérieur, elle fit le vide en lui pour ne laisser subsister qu’une mince façade ».

Ivo Andrić était-il misogyne ? On a de la peine à le concevoir. Le traducteur, Michel Cappon, a jugé bon dans une postface de rassurer les admirateurs de l’auteur du « Pont sur la Drina » ou de « La chronique de Travnik ». Certains travers des personnages féminins s’expliquent chez Andrić par « le système social d’avant (la Seconde Guerre mondiale) qu’il tient pour responsable de tout ».

Ces nouvelles datent de la fin des années quarante, « à l’époque où s’édifie la nouvelle société yougoslave, socialiste », poursuit Michel Cappon, et cela se ressent dans certains passages qui n’échappent pas aux poncifs de la littérature de l’homme des Temps nouveaux, fréquents en cette période.

« Les craintes et les flottements d’autrefois ne trouvaient plus aucun écho en lui », écrit Ivo Andrić au sujet de Zeko, devenu résistant. « Les pas dans la nuit des soldats de l’occupant ne lui faisaient plus peur mais, en outre, renforçaient sa conscience d’être engagé sur la seule et véritable voie. L’envie lui vint de chanter sa joie à se dire qu’il la suivait... »

Les moments de bascule de l’Histoire

« Zeko », la nouvelle la plus longue, contient aussi de très belles pages lumineuses, de facture presque impressionniste, sur tout un monde un peu marginal qui se réfugiait avant-guerre le long de la Save, à proximité de Belgrade, et où baigneurs, pêcheurs, vagabonds et autres rêveurs se faisaient oublier. C’est auprès d’eux que Zeko apprendra à reconquérir le sens de la liberté, au terme d’une longue « maturation ».

On retrouve également le meilleur d’Andrić, qui sait évoquer ces moments de bascule de l’Histoire, dans la magnifique et courte nouvelle « Le jour où ». Belgrade vient de subir six jours de bombardements sans discontinuer. Petar se risque enfin à sortir de la cave où il se terrait, comme tous les Belgradois. « L’aube allait poindre, les tirs ne reprenaient pas, et dans les esprits commençait à s’ancrer l’idée que ce n’était pas là une accalmie - mais la fin ». Une mission l’attend, on ne sait pas laquelle exactement, il doit sans doute « se mettre à la disposition » des libérateurs de la ville et il progresse péniblement dans un paysage de chaos dans le centre de Belgrade.

« Il enfile des rues qu’il connaît et qui ont changé de visage, qui sont subitement devenues interminables tant elles sont encombrées d’obstacles, de curiosités saisissantes et d’horreurs ». Et malgré les dangers encore constants, Petar réalise soudain que « la vie est possible, luxuriante, riche de sens. Jamais elle n’avait été aussi proche, intelligible, possible ».