Blog • Deux « filles de l’est » en France, cette « planète inconnue »

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L’Odyssée des filles de l’est, d’Elitza Gueorguieva, 2023, 176 pages, 17 euros, éditions Verticales.

© Philippe Bretelle

Elles viennent toutes les deux de Bulgarie, l’une ne se sépare pas de son Petit Larousse du savoir-vivre pour décrypter les bien étranges us et coutumes en France, cette « planète inconnue », et la deuxième y est contrainte à la prostitution.

La franco-bulgare Elitza Gueorguieva, née à Sofia en 1982, revient au roman avec Odyssée des filles de l’est, relatant les parcours parallèlles à la fois drolatiques et tragiques de deux « filles de l’Est », après sonremarqué et très réussi Les cosmonautes ne font que passer (2016) sur la fin du régime communiste en Bulgarie vue par une petite fille.

Mais on ne se trompe pas sur le caractère fictionnel du livre et la première héroïne n’est autre que l’auteure elle-même qui se souvient de sa découverte de la France, à Lyon, dans les milieux marginaux, se débattant avec les subtilités de la langue ou les tracasseries de l’administration et « la Dame de la préfecture ». Elle s’adresse à son personnage, qui n’est autre qu’elle-même, pour prendre de la distance avec lui et évoquer l’étonnement qui fut le sien au début de son exil. « Elle est extrêmement naïve, elle croit tout ce qu’on lui dit », confiait-elle récemment sur France Inter.

« La grande excursion »

Quant à Dora, qui fut « le point de départ » du roman, explique encore Elitza Gueorguieva, son parcours est bien plus sombre. Contrainte à la prostitution dans la capitale des Gaules, cette Turque de Bulgarie raconte devant une travailleuse sociale comment elle fut victime de la « bulgarisation » forcée de sa communauté par le pouvoir finissant de Todor Jivkov, qui voulait sauver ainsi sa peau à la fin des années 1980. Le récit nous vaut quelques pages fortes qui rafraîchiront sans doute la mémoire de beaucoup de lecteurs ayant oublié ce qui s’est passé alors dans le pays. 850.000 Turcs de Bulgarie ont été instamment invités à changer leurs noms, faute de quoi ils devaient quitter le pays pour la Turquie, ce qu’on appelait, ironie grinçante, « la grande excursion ». Il était devenu également interdit, « du jour au lendemain », de parler turc. Toute une communauté broyée par l’arbitraire et à laquelle on niait son identité même.

Mais Dora conserve son humour noir lors de ses tribulations. Elle a laissé ses deux enfants en
Bulgarie, et tente de maintenir sa truculence et sa gaieté quelque peu désespérée. Il y a aussi des éclairages saisissants sur les « saisonnières », ces prostituées temporaires bravant tous les dangers dans des terrains vagues à proximité de Lyon, à la merci du moindre désaxé et que la police a du mal à localiser même en cas d’urgence. Elitza Gueorguieva, qui a réalisé également deux films documentaires, a enquêté en profondeur sur le sujet.

Cette touche sombre ne doit pas occulter la dimension cocasse du livre sur le sort et les errances quelque peu hallucinées de ces deux « filles de l’est ». Il s’agit là de l’une de ces « mythologies contemporaines » et clichés qui plaisent tant aux Français, dénonce au passage Elitza Gueorguieva.

Elitza Gueorguieva, Odyssée des filles de l’Est, Éditions Gallimard, collection Verticale, Paris, 2023, 176 pages.

  • Prix : 17,00 
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« D’où viens-tu ? Où vis-tu ? »

L’exil se résumerait à deux questions, « D’où viens-tu ? » - que « n’importe qui se permet de te poser, n’importe quand et dans n’importe quel contexe ». Et quand la jeune femme revient brièvement au pays, « cet eldorado du yaourt et des poivrons grillés », pour voir sa mère, elle aura droit au perpétuel « Où vis-tu ? Pourquoi, au lieu de te trouver un beau Français riche, tu sors avec un Bulgare au chômage ? »

Sans se l’avouer, elle réalise la distance qui grandit peu à peu avec son pays natal, sans être pour autant intégrée en France, en dépit de son petit Larousse du savoir-vivre qu’elle finira par lancer contre une banque lors d’une manifestation. Une « arme de seconde catégorie », enregistre la police, imperturbable.

« Quand on a envie d’oublier qu’on est étranger, il y a toujours quelqu’un pour vous le rappeler »,
remarquait récemment Elitza, un peu amère.

On sourit aussi devant la liste des objectifs que s’assigne la jeune exilée en France, autant de miroirs
amusés sur notre société : « faire la bise et faire semblant que ça te convient », « faire semblant de connaître la Nouvelle Vague », « faire semblant d’aimer Gainsbourg »... Autrement dit, souvent donner le change, se faire remarquer le moins possible. Et au titre des « merveilles », la jeune femme constate, sidérée, « ıqu’ici, on dit encore lutte des classes ».

On remarque à la fin du livre que certains de ses objectifs ont été atteints, ou plus exactement qu’on s’y est fait, y compris d’être devenu familier avec la Nouvelle Vague. Elitza Gueorguieva nous livre à ce sujet une scène désopilante d’une projection à Sofia d’un film de Jean-Luc Godard, pendant son adolescence. La traduction était assurée par la caissière du cinéma « qui fatiguait parce que les Français parlent vraiment très vite ».