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Métamorphose d’une capitale, de Ylljet Aliçka, traduit de l’albanais par Michel Aubry, éditions L’Esprit du Temps, 2022.

Par Pierre Glachant et Evelyne Noygues

Panorama de Tirana
© Wikipedia Commons

« Comment (est-il) possible qu’une capitale ait autant changé, et avec elle les gens, les comportements, les pensées, les sentiments... Ah les sentiments"
Vladimir se retourne, comme pris de vertige, à la fin de Métamorphose d’une capitale, sur les bouleversements inouïs traversés pendant une vingtaine d’années par l’Albanie et Tirana après la mort du dictateur Enver Hoxha, en 1985.

De tels changements, difficilement imanigables en Occident, ont été peut-être encore plus considérables en Albanie que dans les autres pays de l’ancien bloc soviétique. L’Albanie a en effet été totalement coupée du monde pendant des décennies par une dictature féroce et on imagine aisément ce que représenta pour les Albanais l’ouverture de leur pays au monde.

Un pays « qui a entièrement perdu la boussole »

C’est par l’humour noir, la farce et la truculence qu’Ylljet Aliçka évoque cette époque de tempêtes pour le peuple albanais. La société a « entièrement perdu la boussole », résume à un moment, désabusé, un personnage du livre. On rit, on sourit beaucoup dans Métamorphose d’une capitale. C’est même grinçant parfois. Tout le monde en prend pour son grade, depuis le chef de village montagnard implacable envers l’intellectuel assigné à résidence pour avoir commis une bévue dans un poème dédié au « Guide », en passant par le communiste qui cherche désespérément après la mort d’Enver Hoxha à se convertir à l’« euro-socialisme », une notion vague qu’il aurait du mal lui-même à définir, sans oublier l’opportuniste qui multiplie les cartes d’adhérent à un parti, au gré des opportunités se présentant pendant les premiers balbutiements pittoresques de la démocratie albanaise.

La langue est directe et simple. L’auteur souligne l’absurdité des situations et s’amuse beaucoup avec des personnages perturbateurs ou provocateurs mettant en évidence la bêtise, la veulerie et peut-être surtout le formidable opportunisme des êtres.

Ylljet Aliçka brosse un portrait de toute la société albanaise, des couches populaires aux élites, les conflits entre générations, au sein des familles, l’évolution des mentalités. Il connaît le pays dans toutes ses profondeurs même s’il a vécu de nombreuses années à l’étranger, et notamment en France.
Tout est là dans ce livre de quelque deux cents pages seulement. Une prouesse quand on pense à ce qu’a connu l’Albanie en ces années-là, la fuite vers l’Italie ou la Grèce de centaines de milliers de personnes dans les années 1990, la réapparition du phénomène religieux, une vie politique haute en couleurs, l’effondrement des pyramides de Ponzi, un système financier frauduleux où la majorité des Albanais ont perdu toutes leurs économies, entraînant le pays dans le chaos. Tous ces événements s’intègrent parfaitement dans le fil narratif du livre.

Les pages consacrées à la traversée du pays livré à l’anarchie à bord d’un corbillard d’un poète raté reconverti en spécialiste de notices nécrologiques valent le détour ! Les arrêts fréquents par les chefs de bande, à chaque village, les alibis pour poursuivre son chemin, le corps que l’on assure transporter alors que le véhicule est vide, tout cela respire le vécu et l’authentique, ou le témoignage recueilli à la meilleure source.

Luzerne et consultations juridiques

Et puis, il y a les difficultés économiques des Albanais, leur débrouillardise et magouilles pour survivre, comme Vladimir, encore lui, qui crée une fondation pour la « Renaissance des valeurs culturelles nationales ». Il vend des titres de noblesse ronflants et bidons, tels que celui de la Duchesse de Karavasta, une zone marécageuse perdue dans le centre de l’Albanie, à des étrangers naïfs ou peu scrupuleux, convaincus sans doute de porter le nom d’une région magnifique . On a beaucoup aimé l’histoire de l’ingénieux homme d’affaires obtenant une licence pour « vente de luzerne et consultations juridiques en vue d’une émigration au Canada ». « On ne sait jamais ce que le destin nous réserve, je ne veux pas me retrouver subitement sans rien », explique-t-il, prévoyant.

Métamorphose d’une capitale permet de connaître l’Albanie de ces années-là de l’intérieur, sur le mode burlesque et drolatique. On devine qu’Ylljet Aliçka était ravi de raconter des anecdotes ou des propos de ses compatriotes, longtemps mis de côté en prévision de ce roman, comme le font souvent les écrivains.

L’auteur ne se départ que rarement de son ironie et c’est au détour d’une phrase qu’il dévoile, nous semble-t-il, son intention réelle et profonde. « Le plus grand ennemi des persécuteurs est la mémoire », fait-il dire à l’un de ses personnages, Rudiane, tandis que son oncle, Beniamine Bendo, le poète raté, fait ce constat terrible : « dans l’ancien régime, nous avons tous été à la fois victimes et complices ».

N’est-ce pas justement ce qui mine la société albanaise d’aujourd’hui ? L’Albanie a du mal à rompre avec son passé, portant encore l’héritage de cinquante années de dictature communiste. Ylljet Aliçka s’en prend volontiers dans son oeuvre aux élites affairistes qui n’en finissent pas de s’affronter dans des luttes politiques sans merci entravant le développement du pays.

L’écrivain albanais décrit de façon très lucide la perte des repères et d’un grand nombre de valeurs dans la société albanaise contemporaine qu’il considère dce point de vue comme un véritable laboratoire, à la fois sociologique et littéraire.
Né en 1951, Ylljet Aliçka a eu plusieurs vies. Enseignant, romancier (plusieurs de ses ouvrages ont été traduits dans de nombreuses langues), scénariste, réalisateur, l’écrivain a également été ambassadeur d’Albanie en France (2007-2013).