BLOG • L’histoire de Saba et de Dora, deux destins albanais

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La mariée était en rouge, d’Anilda Ibrahimi, traduit de l’italien par Maïra Muchnik, avec la collaboration de Delphine Delefosse, Books Editions, 2013.

Saba, la grand-mère, mariée de force à quinze ans, au début du vingtième siècle, pour solder une dette de sang, vit à Kaltra, un petit village montagneux du sud de l’Albanie au « destin immobile », étouffant entre traditions, violence et règles claniques. Dora, sa petite-fille, impatiente de vivre pleinement, quelque soixante-dix ans plus tard, ne rêve à Tirana que de partir pour l’étranger après la chute du communisme. Anilda Ibrahimi brosse dans La mariée était en rouge, son premier roman, le magnifique portrait de deux femmes albanaises et à travers elles l’histoire de leur pays tout au long du XXe siècle.

Tout respire l’authentique dans ce récit alerte et au grand talent narratif, constitué de petits tableaux vivants et colorés, simples et efficaces, un récit parfois tragique mais aussi souvent drôle, puisé manifestement auprès des souvenirs familiaux ou de proches de l’auteure qui a quitté l’Albanie en 1994 et vit aujourd’hui en Italie. Avec en arrière-plan, jamais insistants et s’intégrant parfaitement à la vie des personnages du roman, les échos du contexte politique, la monarchie, la guerre, les partisans, la dictature, et leurs effets sur la vie de chacun. La mariée était en rouge fournit un formidable regard de l’intérieur sur la société et les mentalités albanaises. Et ce n’est pas le moindre d’Anilda Ibrahimi d’avoir saisi toute la richesse romanesque de la réalité de ce monde longtemps occulté.

Nous sommes en 1923. Kaltra comme la plupart des localités albanaises vit en dehors du temps mais aucun de ses habitants ne s’y sent « isolé (…) Le passé était la seule certitude, et s’y accrocher garantissait la survie ». Un monde immuable. Personne ne sait même plus à quel district appartient exactement cette petite bourgade, oubliée de Dieu et des hommes. Les hommes qui préfèrent se référer au Kanun, ce code de droit coutumier d’origine ottomane, plutôt qu’aux lois du pouvoir central. « ıLes gens avaient connu tant de guerres, de gouvernements, de législations… alors que, grâce au Kanun, ils pouvaient régir leur vie entière ». Quand un père descend à la ville, il en profite pour faire enregistrer ses trois filles d’un coup et non pas une seule naissance. Et il peut se tromper sur les dates de naissance et les prénoms…

C’est dans ce contexte que grandit Saba, jeune fille éveillée qui a la chance d’apprendre un peu à lire et à écrire, en dépit de l’hostilité de ses parents. « Ca ne peut t’attirer que des ennuis », se désespère sa mère. Et c’est pour éviter un cycle interminable de vendettas entre deux familles à la suite d’un meurtre involontaire qu’elle est mariée contre son gré. Saba se résigne rapidement, consciente sans doute de l’inanité de résister à un ordre social patriarcal et férocement traditionnel plus fort qu’elle. Mieux, Saba va s’y adapter, partisane d’une stricte séparation des hommes et des femmes : « la place d’un homme véritable est auprès des hommes. Qu’est-ce qu’il fabrique auprès des femmes ? Ca le dévalorise, voilà la résultat. Je le dis pour son bien, mais lui, ça le dépasse. Il n’a pas idée de combien les femmes se moquent des hommes, ni de quoi elles sont capables quand elles se retrouvent entre elles », s’exclame-t-elle, en parlant du père de Dora.

Anilda Ibrahimi ne cache pas néanmoins son affection pour Saba, vieille femme à la forte personnalité, véritable pilier dans une certaine mesure de la lignée familiale, et qui reprendra de sa propre mère le flambeau des incantations devant les tombes pour informer les morts de ce que font les vivants. « Ils ont le droit de savoir et nous, le devoir de leur dire ce qui arrive ».

« Saba incarne un passé féminin, la transmission de mère en fille. Je suis issue d’une culture orale. Ma grand-mère était quasiment analphabète (…) Quand j’étais petite, elle ne me lisait pas les contes, elle me les racontait. C’est pour cela que j’ai senti le désir puissant d’écrire tout ça, avant que cela ne disparaisse », confiait Anilda Ibrahimi dans une interview au site l’Italie à Paris, peu après la sortie de son livre.

Scènes inattendues ou cocasses

L’auteure tient à montrer également que si le pouvoir d’Enver Hoxha exerça un pouvoir sans partage sur le pays, - « c’était une époque où les gens avaient perdu les réponses, en même temps que l’espoir » -, il tenta également de casser les traditions patriarcales et d’assurer une certaine émancipation des femmes. « Plus aucun homme ne peut renvoyer sa femme chez son père en gardant les enfants sous son toit au motif qu’elle lui a désobéi (…) Tenant du patriarcat, entendait-on les femmes tonner contre leurs maris. Individu pourri de résidus du passé ! Tu es indigne de bâtir la société nouvelle ».

Et puis, il y a la conception très particulière de la religion chez les Albanais qui pratiquent un syncrétisme bon enfant puisant son inspiration entre le catholicisme, l’orthodoxie et l’islam. « Dans le doute j’observe toutes les religions. Quelle que soit la vraie, une fois au paradis, ils me feront sûrement entrer, mon visage ne leur sera pas complètement inconnu », confie Saba à sa petite-fille.

Une scène savoureuse montre comment un prêtre orthodoxe se résout à chanter quelques sourates du Coran, puisées du fonds de sa mémoire, devant le corps d’un musulman mort dans un village isolé. La neige dans la montagne empêche la venue d’un imam. Et personne n’y trouve à redire. « Une histoire vraie qui m’a été racontée par ma grand-mère », confiait Anilda Ibrahimi à l’Italie à Paris.

« Sans un regard vers le passé »

Dora, la petite-fille, raconte dans la deuxième partie du livre sa vie à la chute du communisme et l’avenir incertain qui s’ouvrait à elle. Nous sommes au début des années 90. « L’Albanie avait à rattraper au plus vite ses années de jeunesse sacrifiées ». Dora, qui est manifestement le double de l’auteure, est prise dans une sorte de griserie devant le bouleversement du monde, aspirant à partir pour l’étranger, la Suisse puis l’Italie, comme l’a fait Anilda Ibrahimi. Mais l’inquiétude était là malgré tout : « les premières années qui suivirent le changement semblèrent filer, filer, sans un regard vers le passé. Sans un regard sur nous. Mais je ne sais pas si nous allions vraiment de l’avant. Qui était en mesure d’y comprendre quelque chose ? »

Anilda Ibrahimi est née en 1972. Elle a étudié la littérature à Tirana au début des années 90 avant de gagner la Suisse puis l’Italie. « La mariée était en rouge (Rosso come una sposa) a été écrit directement en italien. Elle a publié depuis plusieurs autres livres et on espère vivement qu’ils seront également traduits en français.