Wojciech Tochman

Mordre dans la pierre

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Eve Klonowsky passe ses jours et ses nuits en Bosnie à retrouver et à tenter d’identifier les ossements des disparus. « Quand je l’ai rencontrée dans un café de Sarajevo, j’ai pensé qu’elle était folle. Puis j’ai changé d’avis et j’ai compris qu’elle était un de ces personnages charismatiques, investis d’une mission qu’ils sont les seuls à pouvoir réaliser », se souvient Wojciech Tochman.

Quand elle n’est pas au fond d’un trou à creuser, Eve reçoit, conseille, soulage ces femmes à la recherche d’un mari ou d’un fils disparu dans les camps d’Omarska ou Prijedor, les forêts de Bosnie centrale ou sur le terrain du plus gros massacre perpétué sur le sol européen depuis la deuxième guerre mondiale : Srebrenica. Meurtres de masses effectués principalement par les Serbes à l’encontre des Musulmans et dont les charniers, malgré les tentatives d’effacement, sont bien là. Wojciech Tochman suit le docteur Eve. Wojciech Tochman est journaliste, polonais. Il avait 20 ans quand le communisme est tombé dans son pays. Pour le quotidien Gazeta Wyborcza, il s’est rendu plusieurs fois en Bosnie pendant la guerre. En 2000, il décide d’y retourner pour essayer de dire ce qui se passe après. Après le départ des caméras.

Comme Eve, lui aussi, minutieusement, il analyse, trie, choisit parmi les heures d’interview et les dizaines de personnes rencontrées, suivies, revues, quelques figures, quelques histoires avec une acuité qui fait la force d’un grand livre. Ce sont souvent des femmes. Leurs histoires reviennent par bribes au cours de la recherche des disparus : la mère Meira dont les deux enfants, engagés dans la résistance bosniaque ont disparu et qui découvre que l’assassin de sa fille était sans doute son ancien petit ami. Jasna, 36 ans, qui a survécu aux pires tortures près de Mostar et recherche encore les corps de ses deux jeunes enfants. Mubina, Zenita, Halina... Wojciech Tochman raconte leurs recherches obstinées jusqu’à Bratunac, Nevesinje, Prijedor, etc. visiter leur ancienne maison, rencontrer leurs anciens voisins, examiner les ossements, les maigres objets récupérés. « Il est important d’être avec les gens », dit-il, car Tochman les accompagne, au sens fort du terme. Avec une écriture serrée presque minimaliste, il parvient miraculeusement, au-delà de l’horreur, à dire la douleur sans pathos inutile.

La recherche des disparus a maintenant recours aux techniques modernes : analyse de l’ADN, body bags dans lesquels on rassemble les restes, chambres froides informatisées, etc. Mais le sens de cette recherche est toujours le même : Savoir où est mort une personne, retrouver les restes et l’enterrer. Du coup, la grande force du livre est de montrer à quel point le travail à première vue macabre du processus exhumation-identification est en réalité une vraie réparation : arracher des ombres à l’oubli. En fait, un étrange retour à la vie.

Reconstituer l’histoire, découvrir que l’on connaît les assassins ou que la vérité est pire que ce que l’on imaginait, c’est aussi savoir comme le dit Jasna que « tout le monde ne tuait pas et que chaque crime porte un nom et un prénom ». Pourtant, pour Wojciech Tochman, la vérité est surtout importante pour ceux qui ont perpétué ces crimes et ceux qui les ont silencieusement laissé faire. Bien au-delà de la simple enquête journalistique, Wojciech Tochman avec son écriture limpide et minimaliste nous entraîne au cœur du drame et nous livre un texte à dimension universelle. À lire absolument.
(Anne Madelain)