Mihai Dinu Gheorghiu (dir.), Lucia Dragomir (collab.)

Littératures et pouvoir symbolique

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Voici un ouvrage collectif qui ne manquera pas de surprendre : il paraît dans une maison d’édition roumaine et réunit dix-neuf contributions rédigées pour la plupart en français (deux en anglais, aucune en roumain) qui sont signées par des auteurs provenant des quatre coins du monde (France, Roumanie, République de Moldavie, Canada, Brésil, Allemagne, Autriche, Russie et Bulgarie) dont la référence, parfois lointaine, à Pierre Bourdieu constitue le principal point commun.

Par Nicolas Trifon

A l’origine du colloque (Bucarest, les 30 et 31 mai 2003) qui a donné lieu à cette publication on trouve les recherches récentes en matière de sociologie de la littérature en Roumanie avec, en arrière-plan, le débat d’idées propre à ce pays. Cependant, les questions traitées et les champs couverts sont variés, comme le suggère la provenance des auteurs. Plus de la moitié d’entre eux ne sont pas roumains et tous ceux qui le sont n’écrivent pas sur la Roumanie.

Certains, parmi ces derniers, enseignent ou poursuivent leurs études à l’étranger. La trajectoire des études d’un des auteurs, Petru Negura, est emblématique du parcours des chercheurs (et pas seulement des chercheurs) est-européens : université de Chisinau, de Bucarest, EHESS à Paris, université de Montréal. De ce point de vue, le fait que le colloque ait été organisé à Bucarest et que le livre fût édité en Roumanie marque une inversion de tendance qui pourrait être de bon augure.

Le livre est trop dense pour tenter d’en rendre compte, je me contenterai donc de pointer une question traitée par deux des auteurs et de donner mon propre sentiment. Cette question a trait à l’un des contentieux qui pèsent sur le débat intellectuel roumain postcommuniste au sujet du rapport à la période précommuniste.

S’appuyant sur les résultats d’une enquête serrée et sur les propos recueillis lors de nombreux entretiens, M.D. Gheorghiu (p. 150-179) procède à une reconstitution aussi fidèle que possible de la configuration institutionnelle qui sous-tend les rapports entre culture et politique, notamment dans le champ littéraire, depuis 1989. Il s’agit surtout du Groupe pour le dialogue social, fondé au lendemain de la chute de Ceausescu, dont le prestige et l’influence étaient dus à l’ « excellence intellectuelle » de ses membres (écrivains, philosophes, politologues, historiens de l’art, etc.) et à leur détermination, proclamée dès la première heure, de participer sur le terrain culturel et, pour certains, sur le terrain politique, à la démocratisation du pays.

Il s’agit aussi de l’Union des Ecrivains, institution héritée du régime précédent, dont le prestige a décliné. D’autres organisations et regroupements parallèles ou concurrents de moindre envergure qui ont vu le jour dans les années 1990, de même que le rôle accru du mécénat extérieur (George Soros) et national ou encore la fonction des nouveaux prix littéraires sont passés en revue. Le ton de M.D. Gheorghiu est posé, serein, il évite les commentaires, ne fait pas de jugements de valeur, s’en tient aux faits, n’hésite pas à fournir des précisions qui empêchent les conclusions précipitées dans un sens ou dans l’autre et ne procède pas par allusions, procédé très répandu en Roumanie.

Ceci ne l’empêche pas de relever l’ambiguïté de certaines initiatives, les limites des actions entreprises, les écarts entre les intentions affichées et les résultats obtenus ou encore le silence sur des questions réputées sensibles. Par exemple, la réhabilitation de plusieurs personnalités marquantes des années 1930, sans distance critique vis-à-vis de leur engagement fasciste (légionnaire), est attribuée par M.D. Gheorghiu au « narcissisme des intellectuels d’aujourd’hui à la recherche de généalogies propres, pressés d’effacer la parenthèse historique communiste et de restaurer un mythique âge d’or de la culture nationale ». Bien des intellectuels roumains, brillants et réputés démocrates, sont visés par cette remarque.

Sa conclusion à propos de ce qu’il appelle le « double discours de l’extrême » est sans appel. D’une part, il y a selon lui le discours du « fascisme ordinaire, antisémite, fondé sur la théorie du complot », de l’autre, celui d’ « un élitisme qui se prétend apolitique, ou même parfois libéral ou pro-occidental ». La collusion entre ces deux discours, qui se présentent comme opposés, et qui le sont sur bien des points, peut conduire à une « révolution conservatrice », estime-t-il, après avoir décelé plusieurs signes avant-coureurs de cette collusion.

Un tel danger n’est pas à écarter, mais j’émettrais quelques réserves. Les carences et la corruption de la classe politique roumaine sont pour beaucoup dans les succès électoraux d’un parti comme celui de la Grande Roumanie, tandis que l’impact du discours professé par les intellectuels qui donnent le ton demeure limité. Dans ce sens, il suffit de rappeler, par exemple, que le dialogue avec la société roumaine postcommuniste prôné au départ par les membres du Groupe pour le dialogue social a connu des ratés retentissants tandis que le soutien tous azimuts apporté par certains d’entre eux à l’intervention nord-américaine en Irak, avec la participation de troupes roumaines, ne les a pas rendus plus populaires auprès d’une opinion publique plus réticente que sa classe politique et son gouvernement sur ce point. C’est d’ailleurs sur le compte de leur relatif isolement et de la crainte de voir leurs prérogatives rongées par les lois du marché qui prévalent de nos jours que l’on peut mettre la suffisance et l’agressivité dont font preuve en public certains intellectuels roumains en vue, pourtant plutôt ouverts au départ.

A ce propos, il me semble opportun de relever leur propension à traquer et à dénoncer dans les termes les plus vifs chez leurs confrères occidentaux (de gauche, toute tendance confondue) et nord-américains (libéraux) les moindres propos et prises de position qui s’apparentent à leurs yeux, de près de loin, souvent « objectivement » - pour reprendre un terme utilisé jadis avec une redoutable efficacité par les propagandistes marxistes -, au communisme.

Cette propension, quasi obsessionnelle en Roumanie, est irritante à plusieurs titres. Le « communisme » en question renvoie plutôt à la signification délibérément floue et extensible que recouvrait le mot dans la propagande maccartiste, dont les victimes n’ont pas été, loin s’en faut, que des communistes, qu’au régime dictatorial qui a sévi dans un pays comme la Roumanie. On ne peut pas s’empêcher de déceler chez les pourfendeurs de ce communisme, qui, par exemple, n’hésitent parfois à mettre sur le même plan un Saddam Hussein et le sous-commandant Marcos, une tendance à se mettre eux-mêmes en valeur aux yeux de leurs confrères occidentaux en se présentant comme des victimes dont il faudrait écouter les conseils et auxquelles les autres seraient redevables. Or, indépendamment même des ressentiments que peuvent éprouver les intellectuels de la périphérie à l’égard de ceux du centre (hier la France, l’Allemagne, aujourd’hui les Etats-Unis), il se trouve que ces gens ont dans la grande majorité des cas débuté la carrière et acquis la notoriété en toute quiétude dans un pays où l’on pouvait compter sur les doigts d’une seule main les intellectuels dissidents.

« Minable reste du communisme », « sida moral du XXIe siècle », « nouvelle bolchevisation du monde à l’américaine » : c’est dans ces termes que l’on s’est indigné dans les milieux intellectuels roumains de la « dictature » du politiquement correct, présentée comme une entrave à la liberté d’expression, rappelle Andrei Corbea-Hoisie (p. 180-188). « Les critiques du politiquement correct », poursuit-il, « se contentent, en vertu d’une expérience “ est-éthique” qu’ils revendiquent, de le dénoncer comme répressif et surtout “ gauchiste”, ergo suspect », « sans faire trop d’efforts pour clarifier les critères de ce canon éthique ». Selon A. Corbea-Hoisie, cette levée soudaine des boucliers s’explique par le fait que « dans l’espace culturel roumain, insister sur les épisodes légionnaires du passé de certaines figures emblématiques pour l’exil culturel, comme Cioran ou Eliade, est considéré comme l’expression agaçante du politiquement correct ». Son intervention, qui porte sur la résurgence de l’antisémitisme repérée dans certains médias, se conclut par un appel au « dialogue avec nous-mêmes », loin de toute « chasse aux sorcières » ou « suspicion idéologique ». « Au service de ce dialogue », censé stimuler « les valeurs démocratiques, les normes du politiquement correct méritent d’être prises en compte », écrit-il.

Quoi que l’on pense du politiquement correct, il y a peu de chances pour qu’un tel dialogue s’engage, tout au moins dans les termes proposés par l’auteur. En effet, fait-il remarquer, « la suggestion que l’examen sérieux et profond du Goulag roumain devrait être doublé d’un examen aussi sérieux et profond de l’Holocauste local, avec toutes ses prémisses et ses séquelles idéologiques, est suspectée de vouloir minimiser la culpabilité du communisme ». Le constat est juste et l’élite intellectuelle n’est pas la seule en cause.

De toute évidence, pour des raisons diverses (la diversion n’étant pas à exclure), il y a eu en Roumanie après 1989 des exagérations manifestes dans la présentation des exactions commises sous le régime communiste, tandis que celles commises pendant les années de dictature fasciste qui ont précédé ont été minimisées et parfois niées. Cela a commencé d’ailleurs avec la mise en scène des charniers de Timisoara, et il faudra encore attendre quelques années pour que les historiens valident les multiples témoignages recueillis sur la terreur, les brimades, les chantages, les déportations, les prisons de l’époque communiste. Par ailleurs, il est tout aussi évident que l’Etat roumain a été responsable de la persécution des Roumains de confession juive à travers la législation antisémite adoptée en 1938 et qu’il a couvert pendant la même période des pogromes antijuifs, tandis que son armée a participé dès l’automne 1941 aux côtés des nazis à la déportation et au massacre de centaines de milliers de citoyens soviétiques, souvent anciennement roumains (en Bessarabie, annexée par l’URSS en août 1940), de confession juive. Tous ces faits sont attestés et leur gravité ne saurait être atténuée par la décision du gouvernement Antonescu de ne pas livrer les citoyens roumains de confession juive à l’Allemagne nazie.

Tel qu’il est présenté par A. Corbea-Hoisie, ce constat, aussi imparable fût-il, a toutes les chances de conduire au reproche. Or, dès lors que l’on met en concurrence deux mémoires, deux malheurs, qui plus est décalés dans le temps comme c’est le cas avec le « Goulag roumain » et l’ « Holocauste local », on pénètre dans un champ miné, où les soupçons le disputent aux rancoeurs et aux récriminations, où les frontières entre morale et politique sont suffisamment élastiques pour favoriser le mélange malsain des genres et occasionner des tensions que rien ne saurait apaiser durablement.

Pour clarifier un débat aussi confus et déconcertant que celui qui a comblé le vide laissé par l’implosion du communisme d’Etat, le discours critique est indispensable. A ce titre, les contributions que je viens d’évoquer sont précieuses, parce que leurs auteurs explorent avec méthode et rigueur des voies qui vont à contre-courant des démarches qui balisent et cherchent à verrouiller le débat en Roumanie. Encore faudrait-il, me semble-t-il, qu’ils se donnent les moyens pour éviter d’alimenter les blocages existants et d’en provoquer d’autres.