Luan Starova

Le Chemin des anguilles

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Le Chemin des anguilles, le dernier ouvrage de l’écrivain albanais de Macédoine Luan Starova, poursuit l’histoire de la famille de l’auteur, sur les bords du lac d’Ohrid, partagé au gré de la vie et de la mort des différents empires qui se succèdent sur ses rives.

Le Chemin des anguilles pourrait aussi avoir pour titre L’Histoire des Balkans, vue sous l’angle de la chute des empires, le livre que le héros rêve d’écrire. Ce héros, comme dans tous les livres de Luan Starova, qui continue sa saga familiale avec ce dernier roman, c’est le Père. Homme rêveur qui vit plus dans sa bibliothèque que dans le monde extérieur, il est avec sa famille victime des conflits qui ont déchiré les Balkans, retracé les frontières, déplacé les populations, au gré des victoires et des défaites des différentes armées. Son rêve est de retrouver son pays natal, comme les anguilles, qui font un voyage extraordinaire et mystérieux dans la mer des Sargasses pour revenir ensuite dans leurs eaux natales des Balkans. Ce voyage devient sous la plume de Luan Starova, né en Albanie, puis devenu au gré de l’histoire citoyen yougoslave, puis macédonien, une image littéraire et poétique de la destinée humaine.

Faut-il, comme le Père ou les anguilles qui obéissent à un ordre mystérieux, vouloir à tout prix revenir au pays natal ? Ou bien, comme la Mère, qui garde avec elle les clés des demeures successivement habitées, s’installer en un lieu une fois pour toute et vivre sa vie là où le destin vous a envoyé ? Pas facile de répondre quand on est balkanique comme la famille de Luan Starova et que les conflits ont obligé les membres de la famille à vivre de chaque côté du lac d’Ohrid. Seul le chemin des anguilles permet de franchir les frontières que chaque empire npiveau impose. Le dernier empire, l’empire stalinien dans ses rêves les plus fous, va encore plus loin que les précédents : il s’attaque à la Nature et veut changer le cours des rivières.

Cette menace forme l’intrigue du roman et de chapitres en chapitres, le lecteur est maintenu en haleine pour savoir si oui ou non les anguilles vont être sacrifiées au culte du « progrès ». Le fleuve va–t il être la victime des illuminés du Parti, comme ce bien nommé Anguillot Drimski qui l’invective en ces termes : « C’est moi qui vais te montrer à présent comment couler et où couler ». Et si le cours du fleuve change, que feront les anguilles pour retrouver leur chemin ?

Heureusement trois « Don Quichotte » vont tout faire pour sauver ces chères anguilles. Un biologiste russe, émigré au bord du lac d’Ohrid, qui devient ami avec le Père et l’assistant du savant russe qui sauvera effectivement les anguilles par un plaidoyer vibrant devant les plus hautes autorités du Parti, vont essayer au cours de discussions prolongées tard dans la nuit de percer le mystère de ces poissons. « Quel peut bien être cet ordre mystérieux qui se transmet à toutes les anguilles ? », se demande le savant russe pour conclure que ce signal qui rassemble toutes les anguilles de la planète est « cette même force qui les pousse à se rendre à l’ultime rendez-vous de la vie et de la mort. Unité puissante et merveilleuse en vérité, mais unité à laquelle il ne fait aucun doute que l’homme ne pourra jamais parvenir ».

L’ouvrage n’est pas pour autant pessimiste, bien au contraire. Il se dégage de cette prose délicatement surannée une sagesse qui redonne espoir. Les hommes peuvent bien dresser des frontières, martyriser leurs semblables, saccager la nature au nom du progrès, il y aura toujours des gens sensés pour oser dire « Puisse ne jamais advenir que nous bâtissions sur un système que nous aurions démoli ! Puisse ne jamais se produire que nous, pauvres humains séparés de l’Europe depuis des siècles et dont le passé accuse tant de cassures nous en venions à mettre un terme à une merveilleuse continuité de vie forgée depuis des millions d’années ».

Dans le bestiaire de Luan Starova, la mystérieuse anguille côtoie la chèvre nourricière, et chacune évoluant dans son élément, l’eau et la terre, renvoie les hommes qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en transgressent les lois ou pas, aux vérités profondes qui donnent un sens à leur vie.

Jacqueline Dérens