Bashkim Iseni

La question nationale en Europe du Sud-Est. Genèse, émergence et développement de l’identité nationale albanaise au Kosovo et en Macédoine

|

C’est un livre très important que vient de publier Bashkim Iseni, adapté de sa thèse de doctorat en sciences politiques, soutenue en 2005 à l’Université de Lausanne. Prenant le temps d’une réflexion sur la longue durée de l’histoire, il vise à reconstituer le genèse et le développement du nationalisme albanais, en l’insérant dans son contexte régional.

Bashkim Iseni n’ignore rien des débats actuels sur les phénomènes nationaux, et son livre vaut avant tout par son engagement épistémologique sur ces questions fortement controversées.

Il se donne pour objectif de « rompre avec la rhétorique nationaliste », refusant l’approche « organique » de la nation, privilégiant au contraire une démarche constructiviste, « en démontrant la malléabilité, la nature construite des appartenances ethniques et en relevant l’existence de différents types d’allégeances religieuses, dynastiques ou claniques » (p.3).

Dans le même temps, Bahskim Iseni s’oppose à certaines visions souvent répandu sur un « retard » de développement du nationalisme albanais par rapport aux autres nationalismes de la région (Nathalie Clayer, dans son étude magistrale Aux origines du nationalisme albanais. La naissance d’une nation majoritairement musulmane en Europe, s’oppose aussi à cette théorie). Il va même plus loin, en critiquant l’idée d’une « copie » (nécessairement imparfaite) des modèles nationaux occidentaux dans les Balkans.

D’une manière générale, il récuse l’idée d’une irréductible « spécificité » balkanique dans la construction des modèles nationaux. Le développement des nationalismes de la région, dont le nationalisme albanais, ne sont pas intrinsèquement différents des mouvements nationaux dans d’autres parties de l’Europe.

Les pages les plus originales du livre sont probablement celles où il situe le développement du nationalisme albanais dans son contexte historique et social, trop souvent négligé. Tordant le coup à certains raccourcis, il note ainsi que « la causalité directe entre le millet, la religion, l’ethnie et la nation doit être relativisée » (p.232).

Reprenant les travaux de l’historien de l’Empire ottoman Kemal Karpat, il veille à inscrire l’émergence des phénomènes nationaux dans le contexte historique et social de l’Empire en progressive décomposition, en montrant aussi combien plusieurs types d’engagements nationaux étaient toujours possibles : ainsi, comment et pourquoi les « entrepreneurs nationalistes » choisirent-ils de s’engager dans la révolution Jeune-Turque (et le développement du nationalisme turc moderne) ou dans la cause albanaise ?

Bashkim Iseni cherche aussi à inscrire les phénomènes nationaux dans la longue durée, en s’attachant à révéler l’émergence de phénomènes « proto-nationaux », par exemple en analysant de manière l’épisode d’Ali Pacha de Janina, ou bien à propos des révoltes en Macédoine au début du XIXe siècle. Il évite l’écueil que serait la projection anachronique d’une conscience nationale, mais il montre comment se développe peu à peu l’affirmation du sentiment d’une spécificité ethnique.

De même, il montre aussi comment la conscience nationale va s’affirmer en réaction aux pressions extérieures (avant tout l’extension des États chrétiens), permettant de dépasser les antagonismes internes, notamment de nature confessionnelle.

Malgré sa richesse, l’ouvrage n’échappe pas à certaines faiblesses. Tout d’abord, on comprend assez mal pourquoi l’auteur a choisi de privilégier - au moins dans son titre - le Kosovo et la Macédoine. Le développement du nationalisme albanais ne peut se comprendre qu’à l’échelle de l’aire de peuplement albanaise toute entière, et le livre, à juste titre, ne se limite pas au Kosovo et à la Macédoine. Par contre, l’évolution de la question nationale prend effectivement une tournure particulière au Kosovo et en Macédoine au cours du XXe siècle, dans le contexte de l’expérience yougoslave. Or, le XXe siècle est visité bien rapidement, et du coup non sans quelques approximations, ce qui laisse le lecteur sur sa faim.

Malgré sa volonté de situer la construction de la nation albanaise dans le temps long de l’évolution historique, Bashkim Iseni tourne parfois autour de la définition même de son sujet. Une grande question demeure irrésolue, et nécessitera d’autres travaux : quelle conscience d’elles-mêmes les populations balkaniques pouvaient-elles avoir au XVe ou au XVIIe siècle ? En d’autres termes, qu’est-ce que pouvait bien vouloir dire être « albanais » ou « serbe » à l’époque de la bataille de Kosovo ou de Skenderbeg ?

Prenant, en la matière, le contrepoint de la thèse de Nathalie Clayer, Bahskim Iseni refuse d’accorder une importance centrale aux phénomènes religieux : on pourra peut-être penser qu’il les sous-estime. Ces critiques ou ces limites de l’ouvrage ne constituent, cependant, qu’une incitation à d’autres recherches et à plus de débats.

Un seul point reste un peu décevant : la surabondance des citations anglaises non traduites. Il est assez choquant de lire en anglais les fameux vers de Pashko Vasa, qu’il eût mieux valu donner en albanais et en traduction française !

Alors que l’étude de la nation albanaise a longtemps fait figure de « parent pauvre » de l’historiographie, notamment francophone, elle vient de bénéficier de deux ouvrages majeurs, dont la portée dépasse largement le cas albanais lui-même, pour ouvrir une riche réflexion sur les phénomènes nationaux dans les Balkans en général.

(Jean-Arnault Dérens)