John Reed

La guerre dans les Balkans

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Par Laurent Geslin

Coucher de soleil sur Salonique la grecque, la turque, la juive, où se parlent et s’entremêlent toutes les langues et tous les peuples de la Méditerranée. Lorsque le jeune journaliste américain John Reed débarque dans la cité en 1915, la ville n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même. La guerre se rapproche, et avec elle la fin de tout un monde. L’ancienne Thessalonique, la ville romaine, la métropole byzantine, la cité jadis assiégée par les Grecs, les Francs, les Vénitiens ou les Turcs se meurt lentement, sous le poids de nationalismes croisés qui finiront par la déposséder de son âme. « Bientôt, Salonique ne vaudra plus une guerre ». Crépuscule sur les Balkans.

Issu de la bourgeoisie de la côte Est des États-Unis, né en 1887 à Portland, John « Jack » Silas Reed est déjà un écrivain renommé quand il découvre l’autre Europe, celle du sud de l’Est. Ses chroniques de la vie quotidienne, de la lutte et de la mort des hommes de Pancho Villa durant la révolution mexicaine pour le Metropolitan Magazine, tout comme son engagement en faveur de la grève des travailleurs de la soie de Paterson en 1913, ont déjà laissé éclater son formidable talent journalistique et sa prose humaniste, ou plutôt « fraternelle ». Un homme de gauche, un pacifiste dangereux dont on commence à se méfier.

Et c’est meurtri par l’expérience d’une guerre inutile qu’il a pu contempler en 1914 en France et en Allemagne, qu’il décide de partir pour les Balkans. Le nationalisme français l’a presque autant exaspéré que l’arrogance prussienne, partout la raison semble avoir cédé devant la violence aveugle. Pour lui « les idées sont mortes en Europe », le vieux continent n’est plus qu’« un immense bourbier plein de sentiments guerriers, de vindicte, de mépris et de nationalisme ».

Qu’espère-t-il alors en s’embarquant avec son ami, le dessinateur canadien Boardman Robinson, sur le Torino, qui appareille de Brindisi pour Thessalonique ? Sans doute retrouver cet idéalisme qui animait les révolutionnaires mexicains et cette fraternité des gens simples. Son témoignage sur des Balkans en pleine mutation, sur ces pays aux bords du gouffre reste encore aujourd’hui une des évocations les plus poignantes d’un monde désormais englouti par un siècle d’affrontements et de purifications ethniques.

Parti de Grèce, il traverse la Macédoine et la Serbie. Partout, ces paysans-soldats en loques, ces villages ravagés par le typhus et cette fierté naïve d’accomplir par la guerre la grande destinée des peuples. Car John Reed ne s’intéresse pas aux généraux ou aux princes, il partage le quotidien des soldats et de la population, il mange et se saoûle avec eux. Ses rencontres avec les habitants de la région rappelleront sans doute certaines images à ceux qui ont un jour voyagé dans les Balkans.

« Toute la famille, groupée autour, nous a entraînés dans leur chambre à coucher ; la chambre avait été garnie du linge le plus blanc, des tissus les plus gais et de vases pleins de fleurs des marais. Deux officiers du quartier général de la division étaient également là et se creusait la cervelle pour trouver ce qui nous serait le plus agréable ; une petite fille nous a apporté des plateaux de pommes, de prunes marinées et d’oranges confites ; des soldats se sont agenouillés pour nous retirer nos bottes, tandis qu’un autre se tenait près de la table de toilette, prêt à nous verser de l’eau sur les mains ; Gaya Matitch allait et venait dans la pièce, une bouteille de rakija à la main, nous offrant à boire, époussetant les chaises et les tables [...]

Il a réussi à s’exprimer dans un mélange de mauvais français, d’allemand et d’anglais : ’Nous sommes grandement honorés. En Serbie, recevoir un étranger, c’est un immense bonheur.’ »

Son texte livre aussi des vérités que l’on dit intemporelles, mais qu’il est nécessaire de toujours étayer avec des mots qui frappent l’esprit et le cœur. La guerre n’enrichit pas l’homme, elle le brise et le réduit. Les ennemis d’hier se retrouvent ensemble dans le deuil et la mort. Finalement, peu importe la cause ou la bataille.

« Nous marchions sur un épais tapis de morts : par moments, nos pieds s’enfonçaient dans des trous de chair en décomposition, en faisant craquer des ossements. Des cavités s’ouvraient tout d’un coup, profondes et grouillantes d’asticots blafards. La plupart des corps n’étaient recouverts que d’une mince pellicule de terre, en partie lavée par la pluie, beaucoup n’étaient pas enterrés du tout. Des amas d’Autrichiens qui gisaient là semblaient être tombés dans une charge désespérée, figés en pleine action dans des attitudes terribles. Ils étaient mélangés aux Serbes. »

De Niš, John Reed s’embarque dans un train pour la Russie des Tsars, en déroute totale face aux offensives autrichiennes et allemandes. Encore une fois, son instinct ne le trompe pas, quelque chose se sent, quelque chose se prépare. Le règne des princes et de la bureaucratie corrompue vit ses dernières heures. « Si les paysans voulaient vraiment se battre contre quelqu’un [lorsque des officiers russes lui vantent la combativité de « leurs » paysans], pourquoi ne commençaient-ils pas par le faire chez eux, contre ceux qui les oppriment ? ». Faute de pouvoir se rendre sur le front, Reed ère sur les arrières de l’armée russe. Il y découvrira les conditions de vie misérables des communautés juives et les violences incessantes qu’elles subissent.

Son voyage s’achève à Stamboul, dans les salons décatis d’Achmet effendi, prince de sang impérial, fils d’Abdul Hamid et septième sur la liste des prétendants au trône de sultan.

« Pauvre créature impuissante et abandonnée, haïssant le monde cruel qui avait agressé son pays, haïssant les Turcs qui avaient ruiné, déposé, emprisonné et peut-être assassiné son père... Sans la moindre importance, dénué de ressources, incapable d’étudier les mathématiques ou d’apprendre à conduire une voiture – il avait essayé les deux – errant oisif et sans repos autour de son minuscule univers, et rêvant d’un contact avec le monde des humains. »

La fin d’un monde. Un livre essentiel.