Par Emmanuel Ruben
Quiconque a baigné toute son enfance dans Tintin et passé une bonne partie de sa vie à l’orient de l’Europe ne cesse de vouloir déceler dans les lieux qu’il a visités, où il a vécu, des caractéristiques de ces pays qu’il sait introuvables sur les cartes, mais où il a pourtant voyagé tant de fois en rêve – je veux parler de la Syldavie et de la Bordurie.
Dès mon premier voyage à l’est (c’était en Hongrie, il y a dix-sept ans), j’ai cru découvrir la Syldavie. Mais de la Syldavie, je sais aujourd’hui que je ne décelais alors que des bribes : dans le Budapest postcommuniste et pré-Schengen (pour ne pas dire anté-orbanique), la Syldavie logeait dans des détails : la carte incompréhensible d’un restaurant, les motifs compliqués d’un blason, la statue d’un héros oublié, quelques consonnes de trop dans un juron, une paire de moustaches un peu trop recourbées…
Plus tard, il y eut la Slovénie, la Croatie – les spectres de la Syldavie et de la Bordurie s’éloignaient à mesure que ces pays se rapprochaient de l’Union européenne ; toutefois, sur la route de Split et de Dubrovnik, voir le premier minaret se dresser entre les collines nous rappelait les plus belles planches du Sceptre d’Ottokar, lorsque Tintin feuillette un guide touristique de la Syldavie, Hergé nous dévoilant au passage la dette de la bande dessinée et de la ligne claire envers les miniaturistes persans – ce minaret dressé dans le ciel comme un crayon bien aiguisé nous laissait pressentir qu’ils étaient peut-être nichés quelque part là-bas, ces drôles de pays aux intrigues géopolitiques interminables, où Tintin se retrouvait parachuté, où Tournesol était capturé, où le Capitaine Haddock enrageait, piétinait, se querellait, crachait son eau gazeuse…
Plus tard encore, je découvris la Grande-Baronnie (les trois pays baltes) puis la Pologne et la Slovaquie – l’imbroglio géopolitique était toujours là, l’atmosphère d’espionnage omniprésente, le nationalisme et le délire obsidional poussés à leur paroxysme mais les montagnes balkaniques étaient reléguées très loin vers le sud et les minarets totalement introuvables dans ces pays de grandes plages de sable blanc et de grandes blondes aux yeux bleus…
Avec la découverte de Kiev (dont le nom aurait inspiré Klow, capitale de la Syldavie) et de l’Ukraine, puis, dans la foulée, de cette Crimée que la Russie n’avait pas encore annexée mais revendiquait déjà, je savais que je me rapprochais des deux pays qui servaient de modèles à mes propres inventions – mais l’Ukraine, le pays bordure par excellence, puisque son nom signifie la « marche frontière » – était trop grande, elle aurait pu contenir une quinzaine de Borduries et autant de Syldavies ; elle pourrait éclater un jour, si la guerre continue, si Poutine poursuit son travail de sape, si Kiev s’obstine dans son intransigeance, en autant de duchés ou plutôt de baronnies, qui se distingueraient les unes des autres par un plus ou moins grand degré de vassalité à l’égard de Moscou, de Bruxelles ou de Washington.
Hergé n’était pas Belge pour rien : s’il a inventé la Bordurie et la Syldavie, c’est bien Bruxelles, capitale de l’Euroland et de l’Otanie, qui a réinventé le Monténégro du traité de San Stefano (1878) et inventé le Kosovo ou la FYROM (Former yougoslav republic of Macedonia), ces Belgiques balkaniques, exotiques. L’Europe de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième aimait ces états-tampons, ces royaumes croupions placés sur ses lisières, créés pour empêcher l’idée d’une autre Europe, russe ou turque et pour garantir l’impérialisme occidental ; jadis, on aimait assoir sur leur trône un monarque de lointaine ascendance germanique ; aujourd’hui c’est Bill Clinton qui a sa statue sur une place de Pristina (capitale du Kosovo). Autant je pouvais comprendre les nationalismes baltes, qui reposent essentiellement sur une logique millénaire de confrontation avec l’orthodoxie et le monde slave, un refus d’être amalgamé dans le creuset du grand voisin, la peur de l’ogre russe, autant les distinctions m’apparaissaient nettes entre Estoniens, Lettons, et Lituaniens, autant je ne comprends pas ce qui a pu pousser des peuples à se recroqueviller sur un tas de caillou nommé Slovénie, Macédoine, Monténégro, Kosovo.
Lorsque je passais le plus clair de mon temps à arpenter l’ex-URSS, je n’ai jamais été très attendri par les complaintes de ceux qui me disaient – à propos de l’ère soviétique – « c’était mieux avant » ; je ne voyais pas comment un habitant de ces trois pays, quelle que soit son origine, pouvait regretter le temps des purges, des rafles, du Goulag ou de la gérontocratie. Je sais que Tito a eu son Goulag, je sais que des innocents ont été réduits en esclavage à Goli Otok, j’ai vu sur ce sujet un documentaire croate accablant, je sais que Milosevic a rendu impossible la cohabitation entre les différents Slaves du sud, je sais que la mémoire des massacres de la seconde guerre mondiale ruinait chaque jour l’effort de vivre ensemble, et pourtant je comprends la yougostalgia.
Je la comprends car les cadres nationaux sont aujourd’hui trop étroits pour tous ces peuples : on aime fustiger le fait que les Albanais rêvent d’une grande Albanie, les Serbes d’une grande Serbie, les Macédoniens d’une grande Macédoine, les Croates d’une grande Croatie, les Bulgares d’une grande Bulgarie… Mais de quoi voulez-vous donc qu’ils rêvent ? D’une plus petite Serbie, d’une plus petite Macédoine, d’une plus petite Albanie ? Si la France était réduite à l’Île de France ou l’Italie au Latium, ne rêverions-nous pas plus grand ?
À ce sujet, une blague circule ici en Voïvodine : « savez-vous quelle est la différence entre un Nokia et la Serbie ? Chaque année, il y a un plus petit modèle, mais si chez Nokia le nouveau modèle est meilleur que l’ancien, en Serbie, plus le modèle est petit, plus il est pourri ! »