Maria Delaperrière, Bernard Lory et Antoine Marès (dir.)

Europe médiane : aux sources des identités nationales

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Par Nicolas Trifon

L’étendue du champ géographique couvert et la diversité des problèmes traités ont de quoi laisser perplexe au premier abord le lecteur de l’anthologie des textes fondateurs des identités nationales en Europe médiane qui vient de paraître. C’est dire l’ampleur de l’entreprise des auteurs, chercheurs et enseignants à l’Inalco pour la plupart, et les risques auxquels ils se sont exposés. En effet, le lecteur familier de tel ou tel pays, situé entre la Baltique et la Méditerranée, à l’est de l’Elbe, à l’ouest de la Russie, ne manquera pas d’éprouver une certaine frustration en découvrant les évocations historiques, les poèmes, manifestes, professions de foi ou analyses politiques retenus dans l’ouvrage pour illustrer les particularités dudit pays. En revanche, il apprendra beaucoup sur les pays et les cultures dont il n’a qu’une connaissance limitée et forcément indirecte. De ce point de vue, les auteurs ont réussi leur pari et l’ouvrage, à vocation pédagogique, sera incontournable en la matière. Pour la première fois, le lecteur francophone a un accès direct à des sources souvent citées, parfois mises en exergue, mais rarement consultées, ne serait-ce qu’en raison de l’ignorance de la langue dans laquelle elles ont été rédigés.

La plupart des extraits ont été traduits en français à cette occasion. Ils sont regroupés par thèmes (le mythe des origines, la langue maternelle, l’exil...) et introduits par des présentations qui les situent dans leur contexte textuel, historique, politique. Les commentaires sont rares et les notes explicatives peu nombreuses, ce qui est fort compréhensible pour des raisons d’économie (le livre compte déjà 479 pages) et présente l’avantage de permettre au lecteur de se faire sa propre idée sur le sujet consulté.

À la lecture du livre, on est souvent frappé par le contraste entre, d’une part, le ton pathétique, la naïveté, les incohérences, les improvisations, les raisonnements quelque peu retors, parfois d’une subtilité inattendue, des sources et, d’autre part, la suffisance contenue des énoncés sous lesquels s’affichent de nos jours les identités nationales qui en sont issues. Une telle évolution n’était sans doute pas concevable sans l’intervention de l’Etat (nation). C’est lui qui a tranché en dernière instance, qui a opéré le choix décisif dans un corpus plus riche, plus chaotique et plus complexe que ne pourrait le laisser penser cette anthologie. Certains textes retenus attestent cependant de l’existence de voix discordantes, tel ce passage à propos du projet de « Grande Serbie », extrait d’un ouvrage publié en 1872 par Svetozar Markovic :

« Pour le peuple serbe il n’y a pas d’autre solution que de faire une révolution dans les Balkans ; une révolution qui finirait par détruire tous les Etats empêchant aujourd’hui l’unification de tous ces peuples en tant qu’hommes libres et travailleurs égaux en droits ; sous forme d’une union de communes, de županije, d’Etats fédéraux, comme bon leur semblera. La force de l’Etat dont dispose aujourd’hui la Serbie appartient au peuple serbe qui y habite. Le peuple serbe ne peut pas en tirer un meilleur profit que de faire une révolution totale en Turquie et de libérer, grâce à cette révolution, tous ses frères opprimés : les siens et les autres » [1].

Cet auteur serbe, qui a marqué des hommes politiques aussi différents que Nikola Pasic et Tito, est mort de tuberculose à 29 ans à Trieste où il a échoué après de multiples démêlés avec le pouvoir monarchique de Belgrade. Il se trouve que c’est également à Trieste que le marchand, poète et révolutionnaire Righas Feraios Velestinlis (1757-1798) a vécu ses derniers jours de liberté. Livré par les autorités autrichiennes au pacha de Belgrade, il est mort en martyr, exécuté sans jugement. Pionnier et figure emblématique de l’idée nationale dans les Balkans, Righas, issu d’un village aroumain de Thessalie, est l’un des rares personnages qui, bien que héros national en Grèce, fasse l’unanimité chez les autres peuples balkaniques. Son projet politique était cependant plutôt fédéraliste que nationaliste puisque, sous l’influence des idées de la Révolution française, il était partisan d’une république, certes hellénique, mais dont les Grecs n’auraient constitué qu’une composante parmi les autres, Turcs compris. Cela pour dire que les débats autour de la question nationale qui ont eu cours pendant les deux siècles qui viennent de s’écouler contiennent aussi des éléments qui permettent d’envisager un dépassement du cloisonnement auquel ces débats ont abouti. Somme toute, le passé des identités nationales, si bien enracinées de nos jours à l’Est, est plus récent et moins net qu’on ne le pense d’ordinaire, tandis que leur avenir est plus compromis que ne veulent l’admettre leurs adeptes. Aussi, en ce début du XXIe siècle, une anthologie critique des identités nationales reste-t-elle à écrire...