Blog • Une richesse peu connue : les fonds slaves des bibliothèques en France

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Ils étaient de savants lettrés passionnés par le monde slave, des étudiants russes de l’exil opposés au tsar, d’étonnants éclaireurs militaires français traversant la Bosnie ottomane, à l’époque où celle-ci était frontalière des Provinces illyriennes de l’Empire napoléonien, les bibliothèques françaises se sont enrichies au fil du temps de fonds slaves considérables et inattendus.

Un colloque organisé les 6 et 7 décembre à Paris par la BNF, en collaboration avec la Bibliothèque universitaire des Langues et Civilisations (Bulac) et l’Association des bibliothécaires en études slaves et documentalistes associés (Beseda), a mis en lumière l’histoire peu connue de ces fonds, qu’ils soient russes, ukrainiens, polonais, serbe, tchèque ou autres.

Des ouvrages précieux tels qu’une grammaire en slavon du 17-ème siècle ou un manuel de mathématiques du début du 18-ème siècle, toujours en slavon, ont été extraits des réserves de la Bulac et présentés à quelques passionnés en conclusion de ce colloque, le deuxième du genre depuis 2001. Il avait été reporté l’année dernière en raison de la guerre en Ukraine.

Un congrès mondial des slavistes en 2025

Il est à noter qu’un Congrès mondial des slavistes est prévu à Paris en 2025. Qui dans le grand public et même parmi les slavisants connaît le nom d’Ivan Sergueïevitch Gagarine
(1814-1882), cet étonnant aristocrate russe converti au catholicisme et qui voulut, comme jésuite, « jeter des ponts entre le catholicisme et l’orthodoxie », comme l’explique l’universitaire Anne Maître ? Le fonds documentaire qu’il a amassé au cours de son existence constitue l’une des origines du fonds Russie et Europe médiane de la bibliothèque Diderot, à Lyon, fort aujourd’hui de plus de 100.000 documents. Cette richesse est encore à exploiter. Anne Maître en est persuadée, « il nous reste encore de belles endormies en magasin" et, ajoute-t-elle avec lyrisme, rien n’est plus beau que de "faire palpiter la mémoire des
documents ».

L’universitaire Rodolphe Baudin rappelle pour sa part le destin singulier de Jean-Henri Schnitzler (1802-1871), cet Alsacien qui rassembla tout au long de sa vie un « fonds magnifique et méconnu » de documents sur l’Empire russe au 19-ème siècle. Précepteur en Courlande dans sa jeunesse, il publia à partir de 1856 un monumental « Empire des Tsars au point actuel de la science » en plusieurs volumes qui fit autorité. Mais l’homme fut rapidement soupçonné en France d’être « un historien réactionnaire et un agent d’influence russe ».

« Faire palpiter la mémoire des documents »

L’universitaire Vincent Thérouin évoque tous les récits de voyageurs et pour tout dire, agents de renseignement qui ont traversé les Balkans ottomans en route vers Constantinople au début du 19ème siècle, pour préparer de toute évidence une éventuelle conquête de Napoléon depuis les Provinces illyriennes (l’actuelle Croatie) qui faisaient partie de l’empire français.

Tous ces documents « d’éclaireurs et espions » et qui s’intéressaient de bien près aux infrastructures des régions traversées sont réunis aujourd’hui au Service historique de la Défense.

Le destin de la Bibliothèque Tourgueniev à Paris est aussi peu banal. Son origine remonte au fameux écrivain russe (1818-1883), qui voulait aider les étudiants russes révolutionnaires, en exil à Paris comme lui-même, à se doter d’une bibliothèque. Leur présence inquiétait même certains et le journal Le Gaulois s’était alarmé de « l’invasion nihiliste en France ». Cent mille volumes de la Bibliothèque ont été confisqués par les Allemands pendant la guerre et transférés ensuite en URSS. Mais la bibliothèque a su résister et renaître de ses cendres. Elle comprend aujourd’hui quelque 40 000 ouvrages.

Barbara Pueyo vante le formidable patrimoine que constituent les 200 000 volumes de la bibliothèque de l’Institut d’études slaves, comprenant notamment un important fonds Tolstoï, légué par la petite-fille de l’écrivain. La bibliothèque doit beaucoup à son fondateur, le slaviste André Mazon (1881-1967) qui a cherché toute sa vie, « jusqu’à l’obsession », à l’enrichir.

« Les langues moscovite, polonaise et esclavonne »

La slavistique française doit beaucoup à tous ces chercheurs qui se sont passionnés au fil des siècles pour les cultures de l’Est de l’Europe ou des Balkans, comme le bien oublié abbé Jean-Paul Bignon (1662-1743), auteur d’une étude des "langues moscovite, polonaise et esclavonne". Tout un programme ! « La slavistique française a commencé là », souligne Sylvie Archaimbault, du CNRS.

Il convient enfin de saluer les grands acteurs comme la Contemporaine ou ex-BDIC, formidable réservoir documentaire basé à Nanterre sur les exils et les dissidences entre 1917 et la chute de l’URSS, en 1991. Livres, dessins, périodiques, documents de propagande, documents officiels, l’historienne Sophie Coeuré souligne « la richesse typologique » de ce fonds qui put s’enrichir aussi, pendant la guerre froide, grâce au concours des courageux et anonymes « porteurs de valises de documentations ». Quelque 500 cassettes réunissent des interviews ciblées en Pologne, Allemagne ou Russie réalisées pendant la guerre froide.

Oliver Schulz, de l’Université Clermont Auvergne, relève l’importance des fonds à la Contemporaine consacrés à la Yougoslavie de l’entre-deux-guerres. Ils sont particulièrement nombreux sur les minorités et les documents en allemand abondent sur la Slovénie et la Croatie. Mais la protection et la quête de documents des fonds slaves continuent aujourd’hui. Sophie Coeuré souligne la nécessité de protéger les archives relatives à l’association Mémorial dans le viseur de la Russie de Poutine. L’ONG s’emploie depuis des années à récolter les documents sur les victimes des répressions staliniennes et à dénoncer les atteintes des droits de l’Homme dans la Russie actuelle.

Cyberattaques contre les serveurs

Les serveurs abritant des archives numérisées peuvent être à la merci de cyberattaques, s’inquiète en particulier l’universitaire. Il y a aussi les difficultés de numériser certains documents en raison de leur vétusté.

Il convient de saluer enfin l’immense entreprise de numérisation de tous les documents relatifs au monde slave, les Slavica, que ce soit dans les langues locales ou d’autres, dans le cadre de "Gallica", la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, qui comprend plusieurs millions de documents. Elisabeth Walle, de la BNF, souligne la diversité des documents réunis par Slavica, allant de textes littéraires en langues slaves en passant par la presse de la diaspora, des partitions musicales et même des archives sonores de musique russe et caucasienne.

On terminera avec le projet Numerislav visant à donner de la visibilité numérique aux archives de l’Institut d’études slaves.