Blog • Russie : les dangers de l’étreinte du frigo plein

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De l’inconvénient d’être russe, de Diana Filipova, éditions Albin Michel, 2023

La littérature, qui a tant compté dans la culture russe, n’a été trop souvent qu’un refuge, une évasion, détournant les Russes du réel et du combat politique contre les dérives dictatoriales de leur pays et pour affirmer une ambition démocratique, estime, profondément désabusée, la Française d’origine russe Diana Filippova dans un essai autobiographique plein de sensibilité, De l’inconvénient d’être russe.

« La politique n’est pas dans l’écriture, elle est dans la vie », résume l’auteure dans la toute dernière phrase du livre. « Peut-être est-il temps de condamner le refuge qu’a toujours été pour nous le royaume des lettres et de se tourner vers le monde ici-bas. D’essayer de faire quelque chose pour le pays au lieu de brandir le panthéon des lettres et de l’esprit en cache-misère des comptes en banque à Dubaï. Plutôt que de s’adapter, plutôt que de fuir la réalité dans l’hypnotique ritournelle du tétramètre iambique, ôter de son étreinte le frigo plein à craquer, cesser d’invoquer Dieu à la moindre bassesse, fermer le livre et ouvrir les yeux », poursuit Diana Filippova, née à Moscou dans les dernières années de l’Union Soviétique et arrivée en France en 1994, à l’âge de huit ans.

Bien jeune pour parler de la Russie, ne manqueront pas de s’indigner certains dans la communauté russe, convaincus qu’il faut être intégralement russe pour parler de ce pays, même si Diana Filippova a reçu une éducation raffinée de ses parents scientifiques, des Soviétiques d’origne grecque, chez qui la littérature occupait une place de choix. Et il suffit d’avoir vécu en Russie dans ces années-là pour savoir l’importance et l’exigence que l’on accordait à la culture littéraire, un pays où les bibliothèques montaient jusqu’au plafond.

L’auteure, qui s’occupe aujourd’hui de la défense des droits humains à la Mairie de Paris, retrace avec beaucoup de justesse son adaptation, puis son intégration en France, avec ses inévitables difficultés ou blessures, que connurent, comme d’autres avant eux, les émigrés russes après la chute de l’URSS, la dignité de ses parents à vouloir lui transmettre un bagage culturel à la richesse inouïe. Sa mère elle-même était tentée par l’écriture.

Militer ou écrire

Diana Filippova a des pages fortes pour évoquer le désarroi de ces émigrés post-soviétiques qui découvraient que leur pays, dominé par « la nouvelle économie criminalisée », « n’avait plus aucun prestige » à l’extérieur et leur « stupéfaction d’appartenir à une nation rétrogradée ».

« Les livres changent la vie. Les livres sauvent. Voilà le cathéchisme que ma mère me passa sous le manteau (...) Au lieu de militer ou de donner de la voix, j’avais choisi d’écrire, persuadée que cet écrit pourrait changer plus de choses que l’engagement politique franc. J’obéissais sans le savoir à un instinct très russe. »

Les « livres n’ont pas fait sortir les gens dans la rue », s’exaspère l’auteure, se laissant gagner par la colère devant ce qu’elle considère comme une profonde apathie du peuple russe, dominé par un bonheur consumériste et égoïste, mais aussi par le souhait d’une vie aseptisée où plane cependant un sentiment de culpabilité. « La cuisine où l’on se rassemble en famille et entre amis (est la) seule patrie qui vaille (...) Pour que les Russes se soulèvent, il faut que le feu se mette à manger leur cuisine ». « Au mieux, on garde son désaccord pour soi, on se mure dans un silence résigné. Et quand la culpabilité se fait trop vive, on se console avec un livre. »

« Je ne sais pas ce que je ferais à leur place », concède-t-elle toutefois en interpellant le lecteur : « Tu as beau t’insurger contre leur apathie, tu sais bien au fond que tu ne le sais pas non plus » quand on peut « prendre dix ans pour une phrase ambiguë » ou « être envoyé au front pour avoir brandi une affiche ».

Des décennies pour une reconstruction démocratique

Diana Filippova ne supporte pas non plus l’incapacité de la Russie à faire une analyse critique de son passé. « Plus jamais de mea culpa, ni privés, ni publics. Le passé est glorieux ; sinon il n’a pas lieu. »

Son pessimisme concernant l’avenir est grand. Convaincue qu’elle ne reviendra jamais à Moscou, et l’on devine la douleur que cela peut représenter pour elle, Diana Filippova est persuadée que « la reconstruction d’une Russie - en Russie et hors de la Russie - prendra des décennies. Les temps sont sombres, et pour encore un bon moment (je donnerais tout pour que l’avenir me démente). Pour tous les Russes qui ne se reconnaissent pas dans cette Russie-là, pour tous ceux dont l’attachement n’a pas été pulvérisé » par la guerre en Ukraine, « l’avenir qui s’annonce est celui de la culpabilité. En cela, comme par d’autres aspects, il ressemble diablement au passé ».