Blog • Littérature : Ismaïl Kadaré, Le Pont aux trois Arches

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Ismaïl Kadaré, Le Pont aux trois Arches, Ed. Sillage, trad. Jusuf Vrioni, octobre 2019.

Le Pont aux trois Arches, roman publié dans les années 1970 par Ismail Kadaré, raconte la construction d’un pont sur une rivière albanaise. Cet édifice massif en pierre, symbole des temps nouveaux et de ses échanges accélérés, est construit à l’aube de l’invasion ottomane du XIVe siècle. Le narrateur Gjon, moine instruit, fièrement attaché à son Ärberie, ses paysages et sa langue, écrit la chronique patiente de cette construction et nous plonge au cœur des intrigues politiques qui se nouent autour d’elle.

Une fidèle chronique

Le titre du roman évoque immédiatement un autre chef-d’œuvre de la littérature balkanique, Le Pont sur la Drina, d’Ivo Andrić. Dans le récit d’Ismail Kadaré comme chez Andrić, le pont n’est pas un simple décor pour l’intrigue. Il en constitue le centre ; c’est presque un personnage, doté d’une symbolique sacrée. Ce pont inaugure la modernité ; sa pierre est faite pour durer, elle traverse et défie le temps. Si la rivière Ouyane - sur laquelle se noue l’intrigue et s’érige ce pont – est fictive, le contexte historique dans lequel se déroule Le Pont aux trois Arches est cependant authentique. Nous sommes en 1337, dans une Albanie encore chrétienne, au carrefour d’influences vénitiennes, byzantines et slaves. Pour l’heure, ce sont des seigneurs albanais qui règnent localement ; l’empire Ottoman est aux portes de ces terres et s’apprête à les envahir.

Gjon, le moine narrateur qui observe la longue construction du pont, retranscrit avec distance et érudition les discours et les rumeurs villageoises, il recense également les allers et venues de voyageurs étrangers, dont il tâche d’interpréter la présence. Traducteur pour le seigneur local, il assiste également aux tractations politiques secrètes autour du chantier du pont. L’inquiétude de Gjon grandit au fur et à mesure du récit : comme ses congénères médiévaux, il est attaché à son monde, à ses traditions séculaires (le droit coutumier du Kanun notamment) et religieuses, qu’il craint menacées.

Le pont devient un quasi défi des hommes envers l’éternité et le pouvoir divins. En reliant deux berges, il permet aussi aux civilisations lointaines de se rapprocher. La crainte de l’étranger lointain, de l’envahisseur – en particulier ottoman – se lit dans les esprits des villageois du roman. Ces craintes populaires sont traitées par Kadaré avec franchise, tendresse, et quelquefois l’ironie. Il s’agit certainement de conter la fierté nationale albanaise. Mais le lecteur peut aussi y reconnaître, de façon déformée, ses contemporains, à notre époque moderne où la peur de l’autre et des nouveautés est régulièrement exprimée.

Une fable politique

Comme nous le raconte le moine Gjon dans les premières pages du Pont aux trois arches, les habitants des berges de l’Ouyane étaient habitués, avant l’édification du pont, à traverser la rivière sur une petite embarcation, gérée par la société « Bacs et radeaux ». La prospérité économique de « Bacs et radeaux » est désormais compromise par le pont, et malgré ses supplications auprès du seigneur local, l’entreprise devra se laisser mourir. Le seigneur, dont le pouvoir arbitraire et corrompu est mis en scène par Kadaré, tient à la construction du nouvel édifice, pour des raisons personnelles qui demeurent en partie obscures, indéchiffrables. Plus loin dans le roman, la construction du pont donnera lieu à un crime, camouflé par le pouvoir en sacrifice nécessaire pour le peuple. Ces hypocrisies peuvent encore renvoyer le lecteur, par le biais d’allégories, à autant de situations politiques réelles : injustices perpétrées par le pouvoir de puissants dénués de sensibilité, clientélisme de dirigeants politiques corrompus, mystères des rouages du pouvoir, méfiance des populations devant de nouveaux dispositifs technologiques, terreurs et rumeurs populaires qui déforment les faits et font le lit des crimes.

Le Pont aux trois arches fonctionne en effet comme une fable politique : entre les fils de la structure narrative se déploie un miroir pour les lecteurs. À travers l’évocation du sang versé pour la construction du pont, Ismail Kadaré peut référer, au moment où il écrit le roman - en Albanie, dans les années 1970 - aux exactions du régime du dictateur stalinien paranoïaque Enver Hoxha et aux événements politiques d’alors. Du texte entier émane d’autre part un profond attachement nostalgique à l’Albanie d’antan, au roman national alors chanté par le régime. Mais aujourd’hui, le jeu des allusions implicites peut toujours renvoyer le lecteur aux enjeux de l’impérialisme, du capitalisme ou des nationalismes de notre temps.

La transparence des allusions pourrait paraître trop crue ou grossière si elle n’était portée par une écriture subtile et des accents merveilleux, mystiques, dont on n’épuise jamais tout à fait le sens. Place est faite, dans Le Pont aux trois Arches, aux événements inexpliqués, aux légendes, à d’obscurs personnages encapuchonnés, aux cris d’une femme prophétesse, à la lune, à de mystérieuses crises d’épilepsie... La chronique chante également les montagnes brumeuses d’Albanie, ses rivières vives, ses routes et villes au passé antique légendaire.