Blog • Kometa, enfin une revue consacrée à l’Est de l’Europe

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Kometa, numéro 1, octobre 2023, revue trimestrielle, par abonnement ou en librairie, 208 pages, 22 euros.

Plus de trente ans après la chute du Mur, la division de l’Europe est encore bien prégnante dans les esprits à l’Ouest et la nouvelle revue franco-suisse Kometa entend bousculer les idées acquises ou les paresses intellectuelles sur le sujet, donnant un formidable coup d’éclairage sur un monde qui vit, qui bouge, qui souffre, qui crée, qui résiste : l’Est de l’Europe.

Magnifique pari en vérité que cette aventure éditoriale de « journalisme littéraire », tant attendue aussi, et qui, chaque trimestre, évoquera cet immense territoire, « quinze fuseaux horaires, de Venise à Vladivostock, de Tbilissi à Tallinn, de Kyiv à Kazan », comme l’écrit la rédactrice en chef, Léna Mauger, une ancienne de XXI et 6Mois.

Actualité oblige, le conflit en Ukraine constitue bien sûr le dossier central de ce premier numéro, intitulé sobrement « Impérialisme ».

Des signatures de renom ont collaboré à l’aventure, Emmanuel Carrère, que l’on ne présente plus avec ses romans ou récits d’autofiction à succès, Iegor Gran, auteur d’origine russe et du remarqué Les services compétents où il relatait la traque de son père, Andreï Siniavski, par les services secrets soviétiques. Sans parler de l’extraordinaire et prémonitoire texte de Milan Kundera, Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, datant de 1983, dont nous avions déjà parlé sur ce blog, où l’écrivain franco-tchèque, dénonçait l’emprise russe sur cette partie de l’Europe, qui n’aspirait au contraire qu’à rejoindre l’Occident.

Kometa, l’astre qui éclaire

Interviews, reportages, témoignages, abondamment illustrée et de façon remarquable par des photojournalistes russes, ukrainien, ..., Kometa est appelée à susciter beaucoup de débats et d’échanges parmi toutes les personnes qui s’intéressent à cette partie du monde.

Pourquoi ce titre d’ailleurs ? Tout simplement parce que Kometa signifie « comète » dans plusieurs langues de l’Est de l’Europe, en russe, en tchèque, en macédonien, en tatar,... et que la revue entend regarder, non pas « cet astre aveuglant mais ce qu’il éclaire, en prenant le temps de le comprendre », écrit Léna Mauger en préambule.

Kometa compte reposer sur trois piliers financiers : les ventes en librairie, les abonnements et la philantrophie. Et pas de publicités.

« On peut encore aimer quelques Russes... »

Avec la plume alerte qu’on lui connaît, Emmanuel Carrère raconte son voyage à Tbilissi pour y rencontrer sa cousine, Salomé Zourabichvili, la première présidente de Géorgie, ce pays du Caucase où se sont réfugiés par milliers les Russes fuyant la guerre. Choses vues, souvenirs familiaux, rencontres et confidences donnent un ton extrêmement vivant et personnel à ce texte, où Emmanuel Carrère ne cache pas son effroi devant « la transformation de la société russe toute entière en dystopie orwellienne ». Le récit s’achève par cette phrase terrible : « On peut encore aimer quelques Russes, mais on ne peut plus aimer la Russie ».

Iégor Gran s’est intéressé, lui, à un réseau social proche de l’Eglise orthodoxe russe, 40.000 adhérents, où de simples citoyens parlent de la guerre en Ukraine et glorifient la Patrie, sans la moindre critique du régime ou de l’armée bien sûr, dans un style qui rappelle fort le récit soviétique sur la seconde guerre mondiale, la religion en plus. Récits édifiants du front, icônes miraculeusement préservées de la rage des combats, un soldat sauvé par un inconnu qui pourrait bien être l’archange Michel. Iégor Gran suppose, effaré, que ces récits peuvent être de bonne foi.

Poutine a condamné la langue russe

Et puis, il y a les Russes qui payent de leur liberté le fait d’avoir dénoncé cette boucherie. Comme Alexeï Gorinov, avocat et militant des droits humains, condamné en juillet 2022 à six ans et onze mois pour avoir prononcé le mot interdit : « guerre ». « J’ai une certitude : Poutine et les faucons qui l’entourent iront jusqu’au bout, quitte à sacrifier des centaines de milliers de vies... », a-t-il confié à l’écrivain en exil Filipp Dzyadko. Le texte intégral de sa lettre est sur kometarevue.com.

Plusieurs interviews de spécialistes de la Russie doivent être mentionnées. Comme celle de l’écrivain André Markowicz, traducteur de grands classiques de la littérature russe. Pour lui, « le vrai destructeur de la langue russe en Ukraine, c’est Poutine (...). Poutine a condamné la langue russe pour au moins une génération ».

Et sans doute ailleurs qu’en Ukraine, bien malheureusement ! « Pouchkine était utilisé pour effacer notre culture », dénonce l’universitaire d’origine kazakhe, Botakoz Kassymbekova. La Russie « est une nation qui souffre. Elle ne voit pas ceux qui ont souffert encore plus, les peuples colonisés ».

« Une guerre civile européenne »

Kometa a eu la bonne idée d’interroger précisément les pays du Sud sur ce conflit, dont beaucoup se tiennent bien à distance. Dans une interview pugnace, l’historien et philosophe Achille Mbembe, né au Cameroun, estime que « vue d’Afrique, ce n’est pas une guerre contre l’Occident, mais une guerre civile européenne ». Pour lui, « les démocraties libérales souffrent d’un colossal discrédit moral parmi les peuples qui ont subi leur domination. (...) Dans ces conditions, la tentation est grande de regarder ailleurs ».

Le numéro s’achève par un très joli photoreportage sur la Moldavie, signé de la photographe allemande Andrea Diefenbach, autant de reflets d’une société en devenir encore empreinte d’un passé soviétique.