Blog • Bulgarie : le livre de la mémoire

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Les dévastés, de Théodora Dimova, traduit du bulgare par Marie Vrinat, éditions des Syrtes, 2022.

« Pourquoi parfois dites-vous qu’ils ont tué et mon grand-père et mon père ? Qui sont ces ’ils’ ? Comment les ont-ils tués ? Pourquoi les ont-ils tués ? Pourquoi ne me faites-vous pas confiance ? Pourquoi me cachez-vous tout ? »

Alexandra est une petite fille inconsolable de la mort de son père, artiste peintre talentueux disparu dans des circonstances mystérieuses dans les années cinquante, tout comme son grand-père quelques années plus tôt. Elle supplie sa grand-mère de tout lui révéler, s’exaspérant de cette chape de silence, de ces non-dits, pesant sur la famille.

Mais Raïna, la grand-mère, se tait et Alexandra mettra des années à comprendre ce qui s’est passé pour son père, victime d’une cabale des censeurs communistes dont il ne s’est jamais remis. Et c’est au moment de mourir que Raïna confie, dans les bras de sa petite-fille, les circonstances dramatiques de l’exécution de Nikola, son grand-père, liquidé en 1944 avec 146 autres personnes par le nouveau pouvoir du Front de la patrie soutenu par l’Armée rouge. Celle-ci venait d’entrer en Bulgarie, alliée de l’Allemagne nazie, bien décidée à liquider « l’intelligentsia fasciste » et à installer un nouveau pouvoir à la solde du Kremlin.

La vieille dame se souvient de ce matin de février 1945 devant une fosse commune toute fraiche. « Nous cherchions nos maris, nous, toutes ces femmes dans cette aurore glaciale. » « La neige tombait » mais ne s’épaississait pas sur le sol « parce que la terre est encore chaude, avait dit une autre femme dans un sanglot, elle est chaude de leurs corps enfouis ».

Raïna a enfin raconté à sa petite-fille ce qui s’était passé, un secret qui l’a minée toute sa vie. Elle meurt en paix.

Les femmes, gardiennes de la mémoire

Le thème central des Dévastés, le nouveau roman de Théodora Dimova, est là : la transmission des souvenirs, d’une certaine morale, des valeurs, la transmission de la foi religieuse aussi, dans une société totalitaire, brutale et athée. Et pour la romancière bulgare, les familles, les femmes surtout, sont incontournables pour remplir ce rôle de gardiennes de la mémoire.

Il y a Raïna donc, l’épouse d’un intellectuel, Ekaterina, l’épouse du pope, Viktoria, la femme de l’entrepreneur nostalgique de la France mais qui refuse de partir pour rester avec son mari. Tous des représentants d’une petite classe moyenne plutôt aisée.

« Aujourd’hui, il n’y a personne pour prononcer les mots ’ne f(a)is pas ça’, tout comme il n’y a personne pour les entendre, mes aimés. Mais vous devez vous en souvenir. Vivre comme si vous les entendiez toujours par ma voix et par celle de votre arrière-grand-mère », écrit Ekaterina à ses enfants.

« Vous avez encore des souvenirs, poursuit-elle, mais, lorsque vous grandirez, vous aurez oublié la manière dont nous avons vécu avant. »

Une attitude « plus nostalgique que critique »

« Soyez du côté de la vérité, n’ayez pas peur », les exhorte-t-elle aussi. « Vous devez vivre dans notre foi, mes enfants à moi et tant aimés, en garder la mémoire, en être les intercesseurs, mes garçons, lorsque vous serez grands. »

On comprend à la fin du livre les liens qui unissent toutes ces femmes qui fréquentaient Boliarovo, une petite localité du sud-est de la Bulgarie. Tous leurs proches disparus ont partagé la même prison avant d’être exécutés.

Le récit des répressions staliniennes est maintenant bien connu grâce à une abondante littérature sur le sujet. Les exécutions expéditives, les droits communs recrutés à la hâte pour liquider les ennemis réels ou supposés du nouveau régime, l’asservissement des esprits, les expropriations, l’installation brutale du nouveau pouvoir dans le sillage des tanks soviétiques ne surprennent pas dans Les dévastés et on y devine sans peine l’apport de souvenirs familiaux de l’auteure ou de proches.

La profondeur véritable du livre réside, encore une fois, dans ce plaidoyer en faveur de la transmission de la mémoire entre générations et le refus du mensonge face à l’arbitraire.

« Le rapport au totalitarisme est plus nostalgique que critique » en Bulgarie, s’inquiète Théodora Dimova. « Ce qui pose des problèmes sur le plan intellectuel et spirituel. »

Ces quarante-cinq années du régime communiste sont « comme un abcès purulent et il n’y a pas de guérison car Il n’y a pas encore de véritable évaluation de ce qu’a été le régime totalitaire ».

Théodora Dimova est née en 1960 à Sofia. Elle est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre. Elle a obtenu en 2004 le prix Rassviet du meilleur roman bulgare pour Mères, inspiré d’un fait divers réel de deux adolescentes, issues de familles dysfonctionnelles, meurtrières d’une autre jeune fille. On y retrouve le thème cher à Théodora Dimova de l’importance de la cellule familiale face au chaos du monde.