Blog • Florina Ilis, à l’avant-garde de la reconquête littéraire de la mémoire

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Florina Ilis, Le livre des nombres, Traduit du roumain par Marily le Nir, Paris, éditions des Syrtes, 2021, 512 pages, 25 euros.

Florina Ilis
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« Je suis un peu à l’avant-garde » de la reconquête littéraire de la mémoire en Roumanie qui « va venir » , assure Florina Ilis, l’auteure du Livre des nombres (éd. des Syrtes, 2021), se considérant comme une représentante typique de la génération des petits-enfants soucieux de connaître ce que fut la vie de leurs grands-parents. Les historiens se sont déjà engagés dans cette voie mais quelques écrivains seulement « ont commencé à écrire des romans comme le mien, une entreprise plutôt isolée », poursuit l’écrivaine roumaine.

Florina Ilis s’exprimait lors d’une rencontre récente à l’Institut culturel roumain de Paris, à l’occasion d’un séjour dans la capitale française durant lequel elle s’est également exprimée devant le Salon du livre des Balkans. Le livre des nombres retrace le destin de quatre générations d’une famille roumaine de Transylvanie, confrontée aux bouleversements de l’Histoire, de 1918 à 2018.

La littérature lutte contre l’oubli

« Au moment de la Révolution (la chute de Ceausescu, en 1989), les historiens ont commencé à se pencher sur le passé et à sortir les archives. Mais beaucoup de Roumains étaient alors monopolisés par les problèmes du quotidien, en raison de la situation économique, forçant nombre d’entre eux à partir pour l’étranger. Et beaucoup de ces Roumains de l’étranger ont commencé à s’intéresser à l’histoire familiale et à l’histoire de leurs grands-parents ».

« La littérature lutte contre l’oubli. On aime la littérature, on aime l’Histoire, car elles nous aident à ne pas oublier la vie des gens », insiste Florina Ilis.

Le livre des nombres est un formidable hommage à la mémoire de générations étouffées par le totalitarisme ; une mémoire qui a souvent été tue, déformée et que beaucoup, en Roumanie et les autres pays de l’ancien bloc soviétique, veulent maintenant se réapproprier. Et en premier lieu les écrivains.
Tout commence dans Le livre des nombres par une photo de l’arrière grand-père entouré de chasseurs au début du 20-ème siècle. Le type de document que l’on cachait dans les familles pendant l’ère Ceausescu pour ne pas dévoiler ses origines sociales, rappelle Florina Ilis à titre d’exemple de l’occultation des souvenirs. On évitait aussi de s’exprimer ouvertement sur le passé familial devant les enfants, de peur qu’il ne s’ébruite à l’école.

« La grande Histoire s’impose parfois dans les destins des gens et le change », analyse encore Florina Ilis. Elle avoue le grand plaisir qu’elle a eu comme romancière à combler les « creux » laissés par l’Histoire.

L’envie d’un texte « très court »

Sept années de travail lui ont été nécessaires pour écrire ce livre de 500 pages, magnifiquement traduit par Marily Le Nir. « Un siècle dans un village ne peut pas être traité en cent pages. C’est le sujet qui détermine le nombre de pages", évacue-t-elle à l’adresse de ceux qui remarquent l’épaisseur de ses romans. "J’en ai assez d’entendre cela". Elle assure dans un sourire vouloir "maintenant écrire un texte très court. J’ai même commencé ».

Marily Le Nir, pour laquelle le roumain est « la langue de son âme, même si le français est sa langue paternelle », est la fidèle traductrice de Florina Ilis. « La langue de Florina est d’une telle richesse que je trouve parfois le français pauvre ». Elle en vante le « souffle poétique » et indique avoir été en contact régulier avec l’auteure pour vérifier des termes parfois très techniques de vénerie ou des métiers à tisser.

Les deux femmes s’entendent bien, c’est manifeste, et évoquent même le projet d’écrire quelque chose ensemble. « C’est l’ombre de l’embryon d’une idée », tempère aussitôt Marily Le Nir.

La Roumanie, conclut Florina Ilis, a connu une « période d’errance » pendant le communisme. Et aujourd’hui, ajoute-t-elle en souriant, « je ne sais pas où on va arriver. Un jour. J’espère ». Des propos bien à l’image du pessimisme voilé de l’auteure sur l’avenir qui imprègne les dernières pages du Livre des nombres. Car si les années Ceausescu furent une période noire, Florina Ilis n’a guère de sympathie non plus pour l’affairisme débridé de l’ère moderne.