BLOG • « A conserver précieusement » de Ludmila Oulitskaya (ed. Gallimard) : des chroniques douces amères

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L’écrivaine russe Ludmila Oulitskaïa.
© J. Sassier / Gallimard

Ludmila Oulitskaya est sans doute la romancière et nouvelliste russe la plus connue dans le monde à l’heure actuelle. "A conserver précieusement" (ed. Gallimard, 2017) est un ouvrage constitué de souvenirs, de réflexions et d’interviews, de choses vues, un livre sans véritable unité donc, où le meilleur peut côtoyer le moins convaincant, mais où l’auteure inoubliable de "Sonietchka" ou du "Chapiteau vert" lève le voile sur son parcours, ses origines, les êtres qui lui sont chers, les épisodes marquants de sa vie, ses émotions littéraires, en un mot parle d’elle-même, ce qui n’est pas bien fréquent. Et tous les lecteurs qui ont appris à aimer son oeuvre au fil des années, pour sa façon d’évoquer, non pas tant souvent les caractères ou l’atmosphère de la réalité russe d’aujourd’hui , mais bien plutôt les dernières décennies de la société soviétique et ce qu’elle avait de si particulier, burlesque et infiniment tragique à la fois, ces lecteurs ne pourront qu’apprécier les confidences de cette dame âgée aujourd’hui de 74 ans.

Ludmila Oulitskaya le dit elle-même : "j’ai écrit pas mal de livres ces vingt dernières années. A un certain moment, j’ai remarqué que je vivais constamment à des époques antérieures, comme si je retournais dans mon passé et que je revivais le temps de ma jeunesse, négligeant parfois la réalité d’aujourd’hui . Les années 70, les années 80, la charnière des années 90. Mais je les revis avec une autre expérience, un autre savoir, une autre optique. C’est fascinant".

La romancière ne semble d’ailleurs éprouver pour le monde d’aujourd’hui que dédain voilé et inquiétude.

De formation scientifique, l’écrivain confie être venue à la littérature sur le tard, à la cinquantaine, ce quelle appelle son "deuxième métier". "Cela m’a donné un magnifique sentiment de liberté. A quoi bon me dépêcher, tout le monde m’avait dépassée depuis belle lurette (…) Les autres étaient des professionnels, moi, je faisais ça à titre bénévole. Si cela ne donnait rien, je trouverais autre chose". Et Ludmila Oulitskaya ajoute de façon un peu étonnante : "jusqu’à aujourd’hui, je vis avec le sentiment que mon activité d’écrivain est provisoire". Une coquetterie de sa part, elle qui reconnaît plus loin qu’"il faut travailler toute sa vie pour connaître +une fin sans maladie, paisible et sans honte+" et que "la principale qualité nécessaire à un écrivain est le besoin irrépressible d’écrire, la +graphomanie+". Ludmila Oulitskaya ne redoute pas non plus le tarissement de l’inspiration, convaincue que le "le monde est gorgé d’histoires comme une grenade mûre l’est de pépins".

La romancière nous livre quelques réflexions intéressantes sur le métier d’écrivain. "Jamais, insiste-t-elle, une nouvelle, un roman ou un poème n’est la démonstration ou une suite de démonstrations d’une pensée ou d’une hypothèse". Et au journaliste qui lui demande si elle sait où elle va lorsqu’elle entame un nouveau roman ou si la boutade "mon crayon est plus intelligent que moi" s’applique chez elle, à savoir que les personnages gagnent en autonomie ou prennent une direction inattendue au fil de la rédaction du roman, l’écrivain répond : "je sais à peu près où je voudrais en venir. Mais il arrive que +mon crayon soit plus intelligent que moi+". Elle ajoute avec humour : "Un de mes amis m’a dit que mes livres étaient plus intelligents que moi. Je ne sais pas si je dois m’en désoler ou m’en réjouir" .

Le livre est traversé par l’épreuve de la maladie, le cancer, qui a frappé l’auteure il y a quelques années. "A conserver précieusement" est très certainement né du désir impérieux de faire le point sur sa vie au moment où l’horizon se rapproche. Cela nous vaut quelques passages émouvants sur une femme qui se considère "comme la dernière Juive d’une famille assimilée" mais qui estime en même temps être "passée à côté du judaïsme". Ludmila Oulitskaya s’est tournée vers le christianisme même si les fastes de l’église orthodoxe d’aujourd’hui la choquent profondément. "Dans les années 70 et 80 du siècle dernier, l’Eglise n’avait pas atteint le degré inouï de corruption et d’impudence que nous constatons en ce début de XXI-ème siècle". Et la romancière conclut sur ce sujet : "dans la rubrique +religion+, je ne suis pas sûre de pouvoir écrire sans hésiter le mot +chrétienne+ . Une chose est certaine : je ne suis pas athée" .

Comme pour tous les autres livres de Ludmila Oulitskaya, Sophie Benech a assuré la traduction en français de "A conserver précieusement".