La Bosnie-Herzégovine, 25 ans après Dayton (9/12) : la délicate résilience des médias indépendants

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Après Dayton, la presse indépendante a bénéficié d’importantes aides internationales, avant d’être peu à peu abandonnée à son sort. Depuis, ces médias tentent de survivre malgré la crise, dans un univers dominé par les nationalismes, mais aussi les oligarques locaux et leurs intérêts politico-mafieux. L’analyse croisée de Boro Kontić et Senad Pećanin.

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Un quart de siècle après la fin de la guerre, le Courrier des Balkans ouvre un grand cycle de réflexion sur la situation politique et économique de la Bosnie-Herzégovine, sur les mobilisations sociales et environnementales qui traversent sa société et sur le chemin qui pourrait s’inventer pour un meilleur avenir. Ces publications seront accompagnées par deux journées de colloque en ligne, les 2 et 3 décembre prochain.

DR.

Propos recueillis par Simon Rico | Traduit par Chloé Billon

Boro Kontić est l’un des journalistes les plus reconnus de Bosnie-Herzégovine. Il enseigne au Mediacentar de Sarajevo depuis sa création en avril 1995 et il est aussi chargé de cours dans d’autres programmes de formation. Il a commencé à la radio avant de se lancer dans la télévision et de couvrir la guerre de 1992-95 pour Radio Slobodna Evropa. Il a présidé l’Union indépendante des journalistes professionnels entre 1994 et 2003. Ses reportages, publiés depuis plus de quatre décennies, lui ont valu de nombreux prix internationaux.

Senad Pećanin est le fondateur et l’ancien rédacteur en chef du magazine Dani. Il travaille depuis de nombreuses années comme correspondant et collaborateur de plusieurs médias régionaux, européens et américains. Également cofondateur du Comité d’Helsinki en Bosnie-Herzégovine, il est lauréat de divers prix prestigieux pour le journalisme et la défense des droits humains, notamment le prix Olof Palme en 1998. Depuis 2015, il exerce également comme avocat à Sarajevo.

Le Courrier des Balkans (CdB) : Quelles conséquences les Accords de paix de Dayton ont-ils eu sur la façon d’informer en Bosnie-Herzégovine ? Le paysage médiatique a-t-il été bouleversé après la guerre ?

Boro Kontić (B.K.) : Rien n’a fondamentalement évolué, sauf la technologie. Aujourd’hui encore, 25 ans après la fin de la guerre, les médias de Bosnie-Herzégovine restent divisés selon des lignes ethno-nationales, comme l’ensemble de la société. Le millefeuille institutionnel particulièrement complexe, les rhétoriques nationalistes et l’impossibilité manifeste de se mettre d’accord entre partis politiques au pouvoir, tout cela entrave le processus démocratique et empêche les journalistes d’informer librement.

Senad Pecanin (S.P.) : Les Accords de Dayton ont permis aux journalistes de passer d’un journalisme de guerre à un journalisme d’après-guerre : ils n’avaient plus à informer sur les crimes, mais sur les criminels – les donneurs d’ordre comme les exécutants. C’était particulièrement dangereux pour les journalistes d’investigation qui traitaient de ceux commis par des membres de « leur » communauté. Quelques années plus tard, une phase encore plus difficile et dangereuse a commencé : les enquêtes sur la mafia, le crime organisé et la corruption, qui sont étroitement liées aux oligarchies ethno-nationales au pouvoir. C’est paradoxal, mais pourtant vrai : il était plus facile et moins dangereux pour les journalistes d’enquêter sur les crimes de guerre que ça ne l’est d’enquêter sur le crime organisé lié aux oligarchies nationalistes. Le journalisme d’investigation professionnel présuppose aujourd’hui courage, incorruptibilité, une riche expérience professionnelle et des ressources matérielles – autant de choses qui font aujourd’hui cruellement défaut aux médias bosniens.

CdB : À qui s’adressent aujourd’hui les médias de Bosnie-Herzégovine ? À leur communauté ou à tout le pays ?

B.K. : Il existe des médias qui couvrent tout le pays, notamment les chaînes de télévision ou les centaines de sites d’information en ligne. Leur audience reste néanmoins divisée sur des lignes principalement ethno-nationales, bien plus encore que sur des lignes idéologiques. Pour faire simple, les Bosniens suivent le plus souvent les médias de leur communauté : les Bosniaques consomment des médias bosniaques, les Serbes des médias serbes et les Croates des médias croates, mais sans vraiment se demander si les lignes éditoriales de ces médias correspondent à leurs idées.

S.P. : La grande majorité des médias s’adressent principalement au groupe majoritaire du milieu où ils sont basés. En règle générale, les médias sont étroitement liés aux oligarchies politiques nationalistes, criminelles et corrompues au pouvoir, soit ils servent comme source d’influence pour les hommes d’affaires mafieux, eux-mêmes en cheville avec les autorités nationalistes. Il y a toutefois quelques rares exceptions, comme la chaîne de télévision indépendante FACE TV, qui réussissent à dépasser les divisions à l’œuvre en Bosnie-Herzégovine.

CdB : Après la guerre, les « internationaux » ont largement soutenu les médias bosniens. Quel bilan en tirez-vous ?

B.K. : L’aide internationale a été particulièrement importante durant la décennie qui a suivi la guerre. Je suis le directeur du Mediacentar, une institution qui n’a pu voir le jour que grâce à l’argent et au savoir-faire arrivés de l’étranger. Jusqu’en 2001, c’était même notre seule source de financement. Cela nous a permis de nous consolider, d’établir des liens avec des médias du monde entier et de participer à l’élaboration de projets commun. L’aventure dure depuis maintenant 25 ans, mais il ne s’agit que d’un aspect de l’histoire. On compte aussi, malheureusement, de très nombreux projets qui ont fait long feu et dans lesquels des millions ont été dilapidés sans aucun résultat. N’oublions pas que bien des journalistes bosniens ont aussi bénéficié personnellement de cette aide : ils ont reçu des bourses pour partir étudier à l’étranger, où ils ont pu nouer des contacts. Comme toujours, il y a du bon et du moins bon ; la Bosnie-Herzégovine ne fait pas exception.

S.P. : Pendant la première phase, du début de la guerre à l’année 2001, le soutien de la communauté internationale aux médias indépendants professionnels a été d’une importance cruciale. Ce soutien se matérialisait de trois manières : la formation professionnelle des journalistes, la protection politique offerte par les ambassades occidentales et le Bureau du Haut-représentant pour la Bosnie-Herzégovine, et des aides financières conséquentes. Malheureusement, depuis, l’aide aux médias (dont le travail mérite d’être soutenu) s’est considérablement réduite. Dans ces conditions, certains des meilleurs médias de la région n’ont pas réussi à survivre, ils ont dû fermer ou ont été rachetés par des hommes d’affaires douteux. Dans un contexte de petits marchés aux potentiels restreints et de pressions violentes exercées par les autorités et les intérêts mafieux, certains médias ont fermé (comme, par exemple, le meilleur hebdomadaire ayant jamais existé dans l’espace post-yougoslave, le Feral Tribune de Split, ou encore l’important journal de Sarajevo Slobodna Bosna), d’autres ont été rachetés par des businessmen qui les ont vidés de leur sens (comme le magazine Dani que j’ai fondé).

Malheureusement, il s’est avéré que sans aide internationale, l’existence de médias indépendants dans l’espace post-yougoslave était quasiment impossible. Ce qui a eu et continue d’avoir des conséquences énormes et tragiques pour toutes les sociétés de la région, c’était l’obsession complètement à côté de la plaque des donateurs internationaux pour l’autosuffisance des médias. Dans le contexte actuel, avec les pressions exercées par les autorités mafieuses, une situation économique désastreuse et une justice corrompue, cette autosuffisance est devenue un obstacle insurmontable. Et le drame, c’est que l’Occident n’a pas été capable de voir que maintenir en vie les meilleurs médias indépendants professionnels nécessitait moins d’un dixième de l’aide autrefois consentie.

Pour la même somme d’argent qui était dépensée en un mois seulement dans la région en tables rondes, conférences et workshops plus absurdes et inutiles les uns que les autres, on aurait pu assurer une aide annuelle indispensable aux meilleurs titres de la région, qui aurait suffi à leur survie. Très concrètement, cela signifie que s’il s’était trouvé un donateur occidental prêt à verser environ 100 000 euros par an pour aider le Feral Tribune, Slobodna Bosna ou Dani, ces médias existeraient aujourd’hui encore et continueraient à jouer le rôle fondamental qu’ils ont joué pendant des années. Ça aurait été l’investissement le plus intelligent et le plus productif pour aider des sociétés aujourd’hui victimes du néofascisme, du nationalisme, de la corruption, du crime organisé et de violations des droits humains les plus élémentaires.

Malheureusement, les donateurs occidentaux n’ont pas eu cette perspicacité, et la place a été prise par des donateurs venus de Russie, de Turquie et des pays arabes. Le rôle de plus en plus important des médias qu’ils soutiennent est parfaitement en accord avec le niveau de démocratie des pays susmentionnés dont viennent les aides. Le plus tragique, c’est que les gouvernements et donateurs occidentaux n’ont pas compris et ne comprennent toujours pas que sans médias indépendants professionnels, toutes les énormes subventions versées à la société civile sont, à peu de choses près, des investissements dans le vent.

CdB : Quelles sont les principales difficultés auxquelles sont confrontés les journalistes bosniens ? Les problèmes sont-ils les mêmes en Fédération et en Republika Srpska ?

B.K. : Oui, les journalistes bosniens, où qu’ils travaillent, font face aux mêmes difficultés, aux mêmes problèmes. Le principal, je dirais que c’est le manque de moyens financiers. Pour mieux comprendre la situation, il faut savoir que les revenus de la publicité dans les médias audiovisuels ont généré à peine plus de 22 millions de revenus en 2019. Un montant que doivent se partager 143 stations de radio, 38 chaînes de télévisions et 61 autres diffuseurs. Sans compter les centaines de sites d’infos en ligne. Il ne faut pas oublier non plus les pressions politiques qui exacerbent l’autocensure. Ce manque de moyens freine la progression de la qualité de la presse partout en Bosnie-Herzégovine, notamment face aux défis auxquels fait face la presse, avec l’émergence de tous les nouveaux outils technologiques. L’un des principaux challenges pour les médias en Bosnie-Herzégovine, c’est en outre la diffusion massive de fausses informations ou d’informations volontairement trompeuses. Cela passe par une foule de sites édités anonymement, mais aussi, même, par des médias professionnels. Les objectifs sont doubles : financiers et politiques. Tout cela crée un climat de défiance vis-à-vis des médias et contribue à exacerber les tensions qui agitent la société bosnienne depuis Dayton : les discours de haines s’épanchent d’ailleurs dans les commentaires sur les sites des médias ou sur leurs réseaux sociaux.

S.P. : D’un côté, le problème, c’est la situation économique extrêmement délicate des journalistes. La majorité n’a pas d’assurance retraite ni de santé, les salaires sont irréguliers et dépassent rarement les 500 euros. D’autre part, ceux qui travaillent professionnellement (à savoir, de manière éthique, courageuse et responsable) sont soumis à des pressions brutales, non seulement de la part des autorités et des criminels, mais également, bien souvent, de la part des propriétaires des médias. Récemment, Oslobođenje, le quotidien de Sarajevo autrefois prestigieux, a utilisé la pandémie comme prétexte pour licencier une dizaine de journalistes expérimentés, dont le professionnalisme ne cadrait pas avec la politique éditoriale façonnée par le baron local qui possède le journal. La situation est particulièrement difficile pour les médias dans toute la Bosnie-Herzégovine, mais il existe néanmoins des différences énormes entre la Fédération et la Republika Srpska. En Republika Srpska, tous les grands médias, à l’exception de BN Televizija, sont complètement sous la coupe du régime criminel et nationaliste de Milorad Dodik. En Fédération, dans la partie à majorité bosniaque, la scène médiatique est bien plus variée et compte des exemples d’excellent journalisme d’investigation. D’un autre côté, dans la partie de la Fédération à majorité croate, quasiment tous les médias sont sous le contrôle absolu du parti criminel et nationaliste au pouvoir, le HDZ.

CdB : Les grands médias sont sous le contrôle des milieux économiques et politiques et on en connaît rarement les vrais propriétaires. Dans ces conditions, peut-on encore trouver une information libre et indépendante en Bosnie-Herzégovine ?

B.K. : Oui, bien sûr. Mais cette information libre et indépendante, on la trouve notamment sur les médias qui bénéficient de financements étrangers, comme Radio Slobodna Evropa, Al Jazeera ou BIRN par exemple. Ces médias indépendants sont essentiels pour alerter l’opinion et exercer un contre-pouvoir en Bosnie-Herzégovine : ce sont eux qui contribuent à révéler les affaires de corruption, les violations des droits humains, les atteintes aux libertés publiques, autant de sujets face auxquels les autorités bosniennes réagissent rarement de manière appropriée. D’autant qu’en 2019, ces médias indépendants ont mis en avant le fait que la justice était de moins en moins encline à ouvrir des enquêtes concernant les affaires de corruption, que ce soit les pots-de-vins, le clientélisme ou les conflits d’intérêt, identifiés par les investigations des journalistes.

S.P. : Les médias susceptibles de représenter une source d’informations fiable se comptent sur les doigts d’une main. Il s’agit des chaînes de télévision FACE TV et TV N1, des sites d’information Žurnal, Klix, Tačno et Info Radar.

CdB : Y a-t-il une place pour le journalisme d’investigation dans une Bosnie-Herzégovine cadenassée, divisée et paupérisée ? Aujourd’hui, comme vous le rappelez, les rares sites et médias d’investigation restent financés par des bailleurs internationaux...

S.P. : La stratégie consistant à apporter aux médias une aide plus que modeste est très mauvaise, et elle a bien souvent des effets contre-productifs. Cela résulte de la méconnaissance qu’ont les bailleurs internationaux de la scène médiatique locale et du choix par ces mêmes donateurs internationaux de conseillers locaux incompétents et corrompus. Cependant, j’ai une grande admiration pour mes quelques rares collègues qui, en dépit de cette atmosphère peu propice et hostile, résistent aux pressions et continuent à faire du journalisme d’investigation.

CdB : Comment voyez-vous l’avenir pour les jeunes journalistes bosniens ?

B.K. : Je ne le vois pas très différent de celui de leurs aînés. Ces jeunes journalistes devront eux aussi se battre pour défendre leur droit à informer librement, pour empêcher que les pressions politiques et économiques les empêche de travailler comme ils l’entendent. Ces exigences sont primordiales en vue de maintenir une presse de qualité professionnelle. Mais aussi en vue de se faire sa place dans un espace médiatique en perpétuelle évolution.

S.P. : Leurs perspectives sont bien sombres. Dans l’immense majorité des rédactions, il n’y a plus personne auprès de qui ils pourraient apprendre le journalisme professionnel. D’un autre côté, la seule chose que peuvent leur enseigner la majorité des rédacteurs en chef, c’est comment être un poltron journalistique et, en dépit des principes de base du journalisme, exécuter sans poser de questions les ordres criminels des propriétaires des médias privés ou des gestionnaires des médias publics.