Blog • L’Union européenne et les référendums (ou : pourquoi il faudrait envoyer Miroslav Lajčák en Catalogne)

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La police militaire qui pénètre dans les bureaux d’un gouvernement élu, arrête quatorze ministres et hauts fonctionnaires afin d’empêcher la tenue d’un référendum... Quelles auraient été les réactions justement indignées de l’Union européenne si un tel scénario s’était produit quelque part dans les Balkans ?

Manifestation à Barcelone en 1936
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Imagine-t-on ce scénario ? A dix jours du référendum d’indépendance du 22 mai 2006, qui devait décider de l’avenir du Monténégro, 5000 policiers de Serbie franchissent la frontière entre les deux républiques fédérées, les Unités spéciales de la police serbe (SAJ) lancent une opération commando en plein centre de Podgorica, pénètrent dans le siège du Parlement monténégrin, où elles saisissent un million de bulletins de vote arrêtent quatorze ministres et hauts fonctionnaires chargés d’organiser la consultation... Depuis les couloirs, bien déserts, du Palais fédéral de Belgrade, Vojislav Koštunica commente l’opération : « Ils étaient prévenus. Ils savaient que ce référendum ne pouvait pas avoir lieu. J’espère qu’ils ne poursuivront pas dans cette dynamique ».

En vérité, ces propos n’ont pas été tenus par l’ancien et ultime Président fédéral de la « petite » Yougoslavie, mais par le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy, le 20 septembre 2017, alors que la Guardia civil, la police militaire espagnole, venait d’investir plusieurs bâtiments de la Généralité de Catalogne, procédé à 22 perquisitions, arrêté quatorze hauts responsables du gouvernement régional et saisi neuf millions de bulletins de vote imprimés pour le référendum du 1er octobre. A-t-on aussitôt entendu le Département d’État américain, le président français, la chancelière allemande, le président de la Commission européenne condamner ce coup de force ? Non, ces actions qui visent à empêcher la tenue d’un référendum proclamé « illégal » par les autorités et la justice de Madrid n’ont été condamnées par aucun gouvernement, par aucune institution internationale.

Il s’agirait donc d’une « affaire intérieure » à l’Espagne ? Mais l’Union européenne, pour ne parler que d’elle, qui a si souvent, et à fort juste titre, condamné les violations des règles démocratiques élémentaires dans de nombreux pays de la planète, n’aurait rien à dire quand de telles violations se produisent dans l’un de ses États membres ? Certains sophistes arguent que les situations n’auraient « rien à voir » l’une avec l’autre, parce que l’Espagne est une démocratie, ce que n’était pas la Serbie post-Milošević, à la démocratie encore fragile et chancelante. Tout le problème est que Madrid, en faisant investir les bâtiments d’autorités élues par sa police, viole justement les principes de base de la démocratie et de l’État de droit.

La Catalogne est un territoire divisé, nous rappellent certains doctes partisans de la « neutralité analytique » : la moitié de ses habitants réclame l’indépendance, l’autre y est opposée. La situation était à peu près la même au Monténégro, en 2006, mais à l’époque, l’Union européenne avait envoyé un émissaire spécial, le diplomate slovaque Miroslav Lajčák, qui a inventé une règle démocratique encore inédite : pour cette consultation, la majorité n’a pas été fixée à 50% des voix exprimées plus une, mais à 55% plus une voix. L’idée avait été vivement critiquée mais, rétrospectivement, relevait d’un pragmatisme peut-être pas si déplacé : il s’agissait de rendre inattaquables les résultats du référendum et d’anticiper les fraudes dont allaient se rendre coupables le gouvernement de Milo Đukanović et le camp indépendantiste : à 52 ou 53% de « oui » à l’indépendance, les résultats auraient été contestés, mais que dire quand 55,7% des électeurs se sont prononcés pour la séparation ? Le plan européen a marché. Personne n’a contesté les résultats, même si l’on peut toujours se faire des sueurs froides rétrospectives en se demandant si l’UE avait un plan B+, dans l’hypothèse où le « oui » l’aurait remporté avec 54,9% des suffrages exprimés et qu’il aurait donc fallu expliquer aux partisans de l’indépendance que 54,9%, ce n’est pas la majorité… On est en tout cas en droit de se demander pourquoi l’UE ne s’est pas montré désireuse de faire preuve de la même inventivité politique en Catalogne qu’au Monténégro.

Pourquoi l’UE ne s’est-elle pas montré désireuse de faire preuve de la même inventivité politique en Catalogne qu’au Monténégro ?

Décidément, ces histoires de référendum sont bien compliquées. Regardez Milorad Dodik : lui, il a gagné son référendum du 25 septembre 2016, avec 99,8% de « oui » et 60% de participation... C’est à croire que la Republika Srpska, contrairement à la Catalogne et au Monténégro, n’est pas du tout divisée. L’Union européenne et toutes les chancelleries occidentales avait condamné ce référendum, la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a « annulé » son résultat, Milorad Dodik a été convoqué par le Parquet de Sarajevo et même inscrit sur la « liste noire » des États-Unis. Pour autant, et contrairement aux hauts fonctionnaires catalans, Milorad Dodik n’a jamais été arrêté par personne et continue d’être fréquenté par tous les diplomates en poste en Bosnie-Herzégovine... Il faut, certes, reconnaître que son référendum n’a pas eu d’autre conséquence pratique que de permettre à l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine de continuer à célébrer sa « fête nationale » le 9 janvier de chaque année.

Il existe bien un pays d’Europe où la « culture du référendum » est aussi naturelle et solidement ancrée que le goût de la fondue au fromage, mais l’expérience particulière de la démocratie suisse n’est certainement pas transposable à d’autres pays. Par bien des aspects, le « moment référendaire » représente une rupture avec la démocratie représentative, qui renvoie aux assemblées élues le soin de formuler des décisions politiques. Cependant, il est difficile soutenable qu’il ne serait pas « démocratique » de renvoyer devant le peuple souverain des décisions essentielles, qui peuvent admettre une réponse simple par oui ou par non. Les « bons » référendums sont ceux dont toutes les parties impliquées acceptent les règles. On peut déplorer les résultats d’un vote – que l’on pense au référendum sur l’indépendance de l’Ecosse de septembre 2014, ou à celui sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, en juin 2016 – nul ne conteste pour autant la légitimité de ces consultations.

Dans le cas du Monténégro, l’Union européenne et son émissaire Miroslav Lajčák ont déployé d’intenses efforts pour trouver une « formule » de référendum qui soit acceptable par tous les camps, et cela a marché. Faut-il en conclure que l’UE est capable de s’engager dans la défense de la démocratie hors de ses frontières, mais qu’elle est paralysée dès lors que le problème à résoudre implique l’un de ses membres ? Le fait est que lorsque le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a convoqué un référendum contre les quotas de migrants et de réfugiés, le 2 octobre 2016, elle s’est contenté de vaines vaticinations qui n’ont eu aucune espèce d’effet sur la tenue du scrutin, qui a heureusement été invalidé, car les électeurs hongrois se sont montrés beaucoup plus responsables que les experts européens, en boudant massivement les urnes…

Le mythe de « l’Europe des régions »

Il existe chez certains défenseurs des « vieux États », de gauche comme de droite, un étrange fantasme, celui d’une « Europe des régions », qui viserait à saper les fondements de ces « vieux » États-nations, piliers reconnus, au moins depuis quelques guerres mondiales, de la paix universelle… A l’inverse, il existe, dans les mouvances régionalistes ou autonomistes de tous les pays d’Europe, une autre illusion : celle que l’UE serait une superstructure « neutre et bienveillante », que l’on pourrait opposer aux « nméchants » États, centralistes et jacobins. Ces deux visions sont pareillement erronées, car l’Union a toujours été, depuis ses premiers balbutiements sous la forme de la Communauté économique européenne (CEE), une union d’États, naturellement attachée à la défense de ceux-ci.

Il serait également faux de prétendre que la CEE, puisque c’était encore à l’époque la CEE, aurait favorisé l’éclatement yougoslave, en reconnaissant prématurément les résultats des référendums d’indépendance organisés par la Croatie et la Slovénie le 25 juin 1991… Non, à l’époque, la CEE a seulement brillé par sa pusillanimité, ses divisions, et son incapacité tant à anticiper les événements qu’à y répondre d’une manière concertée.

Par la suite, par contre, la CEE devenue UE, a beaucoup contribué, notamment par le biais de la Commission d’arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, créée en 1993 et dirigée par Robert Badinter, à définir les critères permettant d’envisager l’accession de nouveaux États à l’indépendance : le principe central consistait à réserver ce droit aux anciennes entités fédérées de Fédération se décomposant et non pas à des entités autonomes de niveau constitutionnel inférieur. Les six républiques yougoslaves et les quinze républiques soviétiques se voyaient donc confirmé le droit à la sécession qu’elles avaient déjà exercé, mais celui-ci était par contre refusé tant à la Tchétchénie qu’à l’Abkhazie ou à la Transnistrie. Ce principe a été battu en brèche lors de la proclamation d’indépendance du Kosovo, le 17 février 2008, mais l’on a alors fait valoir, non sans quelques solides arguments, qu’il s’agissait d’un cas particulier.

Pour autant, l’indépendance « supervisée » du Kosovo a fait bon ménage avec un autre principe fondamental, celui du droit des peuples à l’autodétermination, reconnu par la Charte des Nations Unies, et qui suppose, justement, la convocation d’un référendum. C’est que cette indépendance devait s’inscrire dans le cadre du « paquet » imaginé par Martti Ahtisaari, pourtant rejeté par la Serbie. Et ce « paquet » fixait des « limites », incompatibles avec le plein exercice du droit à l’autodétermination, à savoir l’intangibilité des frontières du Kosovo et l’interdiction de toute éventuelle réunion du pays avec un État voisin, en l’occurrence l’Albanie.

Comme tant d’autres puissances avant elle, l’Union européenne a péché par excès d’orgueil.

L’Union européenne, qui aspirait encore à jouer un rôle dirigeant au sein d’une « communauté internationale » pourtant déjà de plus en plus cacophonique, a péché, comme tant d’autres puissances avant elle, par excès d’orgueil, en croyant qu’il lui revenait de définir les frontières des pays « faibles » des Balkans, de dire ce qui serait bon et juste pour eux, tout en croyant que ses propres frontières, comme celles de ses États-membres, étaient fondées dans l’airain d’une démocratie « supérieure ».

L’invraisemblable délitement du projet européen dont nous sommes les témoins atterrés voient des États, pourtant membres de l’UE, sombrer de plus en plus ouvertement dans l’autoritarisme, sans que quiconque ne semble en mesure de tirer le moindre signal d’alarme, tandis que les aspirations des peuples, elles, renaissent et se reconfigurent sans cesse, que cela soit au sein ou en-dehors des frontières de l’Union. Ceux qui croyaient que l’Union européenne représentait une fin et un achèvement de l’histoire expliquaient, dans les années qui ont précédé la proclamation du 17 février 2008, que « le train de l’indépendance du Kosovo était en marche et que rien ne l’arrêterait ». Il s’agissait, disaient-il, de poser la dernière pièce de la « mosaïque balkanique », ces Balkans aux frontières enfin fixées par la jupitérienne et toute-puissante Europe ne devant, dès lors, plus avoir d’autre rêve que de la rejoindre au plus vite.

L’histoire, pourtant, ne répond jamais aux attentes de ceux qui croient qu’elle est écrite d’avance, et c’est aujourd’hui le train européen lui-même qui est en train de dérailler. De cela, ni les Catalans, ni les Kosovars, ni les Écossais ne sont responsables, mais il serait bon que le « chef de gare » Juncker en revienne aux fondamentaux, c’est-à-dire qu’il demande, même timidement, que soient respectées les principes de base de l’État de droit. Pas seulement dans les Balkans, en Turquie ou en Russie, mais aussi dans le Royaume d’Espagne.