Balkans : la crise du coronavirus accélère la crise de la démocratie

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C’est du côté de la Chine ou de la Hongrie de Viktor Orban que lorgnent les autocrates des Balkans, bien décidés à profiter de la pandémie pour restreindre encore plus les libertés publiques. L’Union européenne pourra-t-elle reprendre la main ? Les sociétés civiles pourront-elles se faire entendre ? L’analyse de Florian Bieber.

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Propos recueillis par Philippe Bertinchamps

« Merci, frère Xi » : panneau dans les rues d’Arilje, en Serbie
© twitter

Florian Bieber est un politologue luxembourgeois, historien et directeur du Centre d’études d’Europe du Sud-Est à l’Université de Graz. Il fait partie du Balkans in Europe Policy Advisory Group (BiEPAG), dont le but est le but de promouvoir l’intégration européenne des Balkans occidentaux et d’y consolider la démocratie. Fin avril, le BiEPAG a publié un rapport sur « Les Balkans occidentaux au temps de la pandémie globale »


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Le Courrier des Balkans (CdB) : La pandémie est-elle en train de tuer la démocratie déjà bien mal en point dans les pays des Balkans occidentaux ?

Florian Bieber (F.B.) : Partout dans le monde, le statu quo est rompu. La question est de savoir combien de temps les mesures d’urgence resteront en place. Le risque est en effet grand que des mesures temporaires, comme les restrictions de mouvements ou la surveillance des citoyens, ne s’éternisent au-delà de l’état d’urgence. Les effets de la pandémie sur la société se calculeront en termes d’années. Nous ignorons d’ailleurs quand, et comment, elle se terminera. D’ici un an ou plus ? À ce rythme, l’exception risque de devenir la règle, car plus longtemps la crise durera, plus la démocratie sera affaiblie.

En Hongrie, par exemple, la « loi coronavirus » assure au Premier ministre Viktor Orbán des pouvoirs illimités lui permettant de légiférer par ordonnances, pour une durée indéterminée. Ce modèle risque de faire école, car un peu partout on est en train d’assister à un renforcement de l’exécutif. C’est le cas en particulier dans ce qu’on appelle les « démocraties illibérales » où, face à la « guerre » contre le Covid-19, le Parlement est silencieux, la presse muselée... En ce sens, la pandémie a le mérite de clarifier la situation : elle agit comme un accélérateur de la crise de la démocratie. Elle sert en outre d’excuse bien commode aux régimes autoritaires qui voudraient suspendre indéfiniment les libertés civiles. Néanmoins, il faut souligner qu’aucune de ces tendances n’est inévitable et que certains effets négatifs peuvent être atténués.

CdB : Pourtant, la popularité des autocrates semble être au beau fixe...

F.B. : En temps de crise, les citoyens ont le réflexe de soutenir le pouvoir en place. Les dirigeants « forts » gagnent donc en popularité. Il suffit de voir en Serbie à quel point les conférences de presse sont hyper-personnalisées. Le Président Aleksandar Vučić, omniprésent, apparaît comme un sauveur, une figure paternelle autoritaire. Quant aux citoyens envahis par un sentiment d’insécurité, ils sont généralement mal informés et bien forcés de lui faire confiance, vu qu’il n’y a pas le moindre espace public de discussion. Les mesures très strictes prises par le pouvoir serbe pour enrayer la pandémie, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ne font l’objet d’aucune consultation préalable et ne sont jamais remises en question nulle part.

CdB : La Serbie a pris la Chine en exemple. Le Président a même remercié son « frère » Xi Jinping pour l’aide médicale fournie. Au passage, il n’a pas manqué de comparer l’Union européenne à « un conte de fées pour enfants ».

F.B. : Cela fait partie de son perpétuel numéro d’équilibriste. Il est vrai que depuis quelques années la Chine est très active dans la région, notamment en ce qui concerne les infrastructures. Mais en termes économiques, les enjeux ne sont pas forcément viables et les crédits qu’elle octroie sans aucune transparence pourraient très bien se transformer en lourdes dettes. En attendant, cela permet au Président Vučić de faire campagne à bon marché. Et, à l’international, de faire pression sur Bruxelles dans l’espoir qu’elle se montre moins critique à son encontre quand il s’agit de l’État de droit.

CdB : Comment l’UE peut-elle revenir sur le devant de la scène ?

F.B. : L’UE traverse elle-même une crise qui date d’avant la pandémie. D’une part, elle doit savoir résister au bluff, notamment celui des liens économiques que certains pays des Balkans occidentaux tissent avec des régimes peu démocratiques comme la Chine ou d’autres partenaires. D’autre part, elle doit se faire entendre en offrant un plan d’assistance économique à long terme à tous les pays des Balkans occidentaux, quel que soit leur statut dans les négociations d’adhésion. Autrement dit, elle doit inclure pleinement ces pays afin d’éviter une catastrophe majeure. Concernant les restrictions des libertés civiles pendant l’état d’urgence, elles doivent toujours être temporaires, proportionnelles et transparentes. C’est à l’UE d’y veiller. Bref, elle doit se montrer à la fois plus sévère et plus généreuse.

CdB : La crise du coronavirus a mis en évidence un phénomène déjà bien connu dans les Balkans occidentaux : la faillite du système de santé.

F.B. : L’Allemagne, comme d’autres pays de l’UE, a eu une politique de recrutement très agressive. C’est pourquoi l’UE est en partie responsable de la destruction du système de santé dans les Balkans occidentaux. Mais si les personnels soignants, souvent très bien formés, ont pris le chemin de l’exode, ce n’est pas uniquement pour une question d’argent. Bien sûr, les salaires sont incomparablement plus attractifs en Allemagne. Mais cela n’explique pas tout. Il faut aussi tenir compte de la corruption et de ce qu’on appelle la « captation de l’État » dans les Balkans occidentaux. La ruine du système de santé en est la conséquences directe. Leur coût est très élevé et on s’en aperçoit désormais face à la pénurie de personnel médical et d’équipements. C’est pourquoi le plan de relance économique incluant gouvernements locaux et États-membres de l’UE doit être absolument subordonné à des mesures visant à réduire ces phénomènes, notamment en garantissant la transparence des fonds.

CdB : Économiquement, ces pays ont-ils vraiment une chance de sortir la tête hors de l’eau ?

F.B. : Le choc économique est énorme. Combien de gens ont perdu leur travail ? Je pense notamment à la diaspora qui est rentrée in extremis au pays et qui s’y trouve maintenant coincée tant que les frontières resteront fermées. Il est difficile d’imaginer un retour à la normale tant qu’il n’y aura pas de vaccin contre le Covid-19. Et encore une fois, cela risque de prendre du temps. Or, les pays des Balkans occidentaux n’ont pas de ressources financières propres suffisantes pour tenir le coup très longtemps. Leur marge de manœuvre se réduit comme peau de chagrin. Un autre risque est que la crise environnementale qui sévit dans les Balkans occidentaux passe à la trappe dans l’intérêt d’une reprise économique rapide. Or, de nombreuses industries lourdes continuent de violer les normes environnementales et de mettre en danger la santé des citoyens, d’où l’urgence d’actions décisives dans ce domaine également.

CdB : Dans ce contexte, quel rôle peuvent jouer les sociétés civiles ?

F.B. : Il faudra mener des expériences afin de trouver un équilibre. Un État démocratique doit être fondé sur la confiance, l’éducation et la communication. Or, les règles imposées unilatéralement par les gouvernements pendant cette crise se sont révélées tellement rigides et pénalisantes ! La population doit les suivre, faire des sacrifices, obéir aveuglément pendant quelques semaines, comme si ensuite tout irait mieux... Mais c’est une illusion, car cette pandémie n’est de toute évidence pas un problème à court-terme. La population elle-même ne sait plus à quel saint se vouer tant la méfiance est grande entre les États et les sociétés. Mais, au moins, cette crise a rendu visibles de nombreuses faiblesses structurelles, que cela soit dans la démocratie ou les soins de santé. Elle a aussi éveillé une certaine conscience civique. Mettre en lumière les faiblesses peut permettre de les surmonter et de bâtir des sociétés plus résilientes.

CdB : Le jour d’après, vous le voyez comment ?

F.B. : Le retour à la normale se fera très lentement, tant et si bien que la normalité aura d’ici-là probablement changé de visage. En d’autres mots, quand viendra ce fameux « jour d’après », on ne s’en rendra sans doute même pas compte...